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13 février 2004

Taux d'intérêt et comportements des agents depuis 1980

Je voudrais décrire dans quel paysage de taux d'intérêt se sont placées les évolutions instrumentales évoquées par Gérard Pfauwadel, qui ont été phénoménales sur les dix dernières années. Mais, elles se sont placées dans une évolution du paysage des taux d'intérêt qui est, elle aussi, très impressionnante. Deux phénomènes majeurs me paraissent émerger de la décennie.

Le premier est l'apparition de taux d'intérêt réels positifs importants. Le Graphique 1 montre l'évolution des taux d'intérêt réels à long terme et des taux d'intérêt réels à court terme de 1979 à 1993. Le taux d'intérêt réel à long terme est le rendement moyen de l'OAT sur l'année, déflaté de l'inflation. Le taux d'intérêt réel à court terme, c'est le JJ (taux au jour le jour) moyen déflaté de l'inflation. Nous voyons qu'à la fin de la décennie précédente, en 1979-1980, nous avions des taux d'intérêt réels négatifs, donc une rémunération négative de l'épargne, qui ont été rapidement croissants et qui ont culminé en 1991-1992, avec des taux d'intérêt réels de 6 à 7%. C'est donc un phénomène d'une ampleur tout à fait significative. L'une des causes principales en est la diminution du taux d'inflation pendant la même période alors que les taux d'intérêt nominaux n'ont pas connu, sauf très récemment, une évolution aussi rapide.

Mais la diminution du taux d'inflation, et donc la diminution du caractère important de cette inflation, n'est pas le seul facteur. Il y a aussi tout simplement la demande d'épargne. Et la demande d'épargne est largement liée, en France comme à l'étranger, aux besoins de financement des Trésors Publics. Les conséquences sur l'économie d'une rémunération réelle de l'épargne aussi élevée peuvent être plus proches de l'asphyxie que du doping.

En effet, quel est l'investissement industriel qui est rentabilisable, amortissable, avec un taux d'intérêt réel de 6 à 7% ? Si l'entreprise doit se financer à ces taux d'intérêt réels, pour faire un investissement dans la sphère physique -que ce soit un investissement productif, un investissement de volume ou de productivité-, elle a une extrême difficulté à l'amortir. On peut d'ailleurs faire le lien entre l'évolution des taux d'intérêt réels et l'évolution de la FBCF (Formation Brute de Capital Fixe) des entreprises en France. Aux périodes de forts taux d'intérêt réels correspondent, sans que la causalité soit complètement claire, des périodes de faiblesse de l'investissement productif industriel. Et on observe en même temps, on le voit bien récemment, une période de forte élévation du taux d'autofinancement des entreprises. Nous avons simultanément une diminution de l'investissement, un recours moindre à l'emprunt et une augmentation du taux d'autofinancement des entreprises, ceci étant forcément lié à la situation de taux d'intérêt réels aussi élevés. On ne voit pas, sur le long terme, comment des taux d'intérêt réels de 6% ou 7% pourraient permettre le développement de l'investissement physique.

Voilà pour ce qui est des sociétés. En ce qui concerne les ménages, des taux d'intérêt réels aussi élevés devraient normalement avoir comme conséquence de redresser l'appétit des ménages pour l'épargne financière. Or, vous savez que dans la même période, jusqu'en 1991﷓1992, on a constaté une diminution, lente, du taux d'épargne financière des ménages, et ce n'est que depuis peu qu'on observe un redressement du taux d'épargne financière des ménages. Toutefois, avec des taux d'intérêt réels de ce niveau-là, l'épargne n'étant plus spoliée, on a une incitation à l'épargne plutôt qu'à la consommation. L'un des déterminants de la consommation étant la crainte de l’inflation, on constate que cette crainte a diminué, alors qu'au contraire les nouveaux instruments qui ont été créés, notamment avec le développement des Sicav monétaires, a fortiori quand elles sont devenues des Sicav monétaires de capitalisation, ont donné aux ménages des instruments d'épargne sûrs, rémunérateurs, disponibles, et ont donc créé une forte incitation à l'augmentation de l'épargne financière. Et l'on ne peut pas ne pas faire le rapprochement avec la diminution, pendant la même période, du volume de la consommation.

Il y a un second graphique qui me parait expliquer le deuxième phénomène important sur la décennie en ce qui concerne les taux d'intérêt. Ce second phénomène important, c'est l'inversion de la courbe des taux.

Le Graphique 2 montre les structures des taux moyens constatés en 1983 et des taux moyens constatés en 1993. Il s'agit du taux du JJ, puis du taux du BTAN, et enfin du taux de l'OAT (taux à court, moyen et long terme); dans les deux cas, il s'agit des taux moyens sur l'année, et ce sont donc des courbes qui ne sont pas d'une extrême sensibilité. Ce qui est manifeste d'abord est le fait que la courbe de 1993 se trouve très en dessous de celle de 1983: c'est la baisse nominale des taux, massive, constatée en 10 ans. Ce qui est aussi significatif, bien qu'un peu moins visible, est le creusement de la courbe des taux. Nous avons progressivement sur cette période une inversion de plus en plus nette de la courbe des toux, avec des taux de court terme devenus plus élevés que les toux de moyen terme; et vous savez que c'est encore la situation que nous connaissons actuellement.

Alors, cette situation d'inversion de la courbe des taux est un puissant facteur d'appui à la préférence pour le court terme, à la «short﷓termisation» des raisonnements et de l'économie, pour parler un jargon tout à fait scandaleux.

Cette préférence pour le court terme se traduit dans l'ensemble des instruments d'épargne, et elle apparaît parfaitement rationnelle lorsque l'on observe cette courbe des taux. Quel est l'épargnant qui préférerait investir à risque, à 30 ans, de manière illiquide, quand il peut avoir une rémunération supérieure, sans risque, à court terme, et avec quelque chose de relativement disponible. Il s'agit là d'un déterminant important du comportement des ménages qui reste d'actualité: aujourd'hui, la courbe des taux ne s'est pas redressée.

Les instruments mis en place progressivement par les pouvoirs publics, ou autorisés par les pouvoirs publics avec les incitations fiscales qui les accompagnaient, sont allés dans le même sens, celui du raccourcissement de l'horizon des décisions Financières. Les privilèges fiscaux, par exemple, étaient réservés auparavant à des durées d'épargne de 10 ans, et puis on a eu 8 ans, et puis 6 ans, puis 6 ans avec des dérogations, pour sortir à 5, puis pour sortir à 4. Sur les dix années passées, les avantages fiscaux ont été attribués à des produits de plus en plus courts. Le grand changement de ce point de vue là, a été l'attribution d'un avantage fiscal considérable aux Sicav monétaires de capitalisation en 1990, ce qui a permis leur développement fantastique contre lequel maintenant, les pouvoirs publics essaient de lutter en augmentant d'une certaine manière la vitesse de circulation de la quasi﷓monnaie. On ne peut pas dire que c'est un transfert de l'épargne vers la consommation. C'est une tentative d'augmenter la vitesse de circulation de la quasi﷓monnaie que représente cette épargne accumulée de très court terme.

Cette inversion de la courbe des taux conduit à des difficultés dans le financement de l'économie pour le long terme, et implique des adaptations du métier des collecteurs d'épargne que sont par exemple les assureurs. Il est bien évident que les assureurs ne vendent plus aujourd'hui les mêmes produits de collecte d'épargne que ceux qu'ils vendaient il y a dix ans. Il est devenu presque impossible de vendre à un particulier un contrat l'engageant sur 10, 20 ou 30 ans, voire pour la vie entière. Les clients veulent aujourd'hui des produits à un coût donné, et avec des obligations de détention extrêmement modérées, et avec des possibilités de sortie intermédiaire les plus larges possible. Et si les collecteurs d'épargne collectent maintenant des produits de court terme, il ne leur est donc pas possible de les placer à aussi long terme qu'auparavant.

Il est bien évident que, quand un assuré souscrivait à fonds perdus une rente viagère prévue pour être perçue à sa retraite, l'assureur qui collectait cette épargne pouvait facilement souscrire des augmentations de capital d'entreprise, pouvait souscrire des emprunts à 30 ans destinés à financer des grands investissements, pouvait construire des immeubles... À partir du moment où l'épargne collectée par les collecteurs d'épargne est à beaucoup plus court terme et où il faut se tenir prêt à la remettre à disposition de l'épargnant à tout moment dans une proportion importante, il n'est donc plus possible à l'assureur d'investir lui-même à aussi long terme, donc de faire autant d'immobilier, de faire autant d'augmentation de capital, ou de faire autant de prêts à 30 ans. D'où apparaît une difficulté du financement, des besoins de financement longs, dès le moment où les acteurs qui en sont chargés n'ont plus les mêmes capacités qu'auparavant.

Yves Mansion
Directeur Général des AGF

Autrice

Yves Mansion

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