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13 février 2004

Le marasme de l’économie européenne

Parlant dans le cadre de ces entretiens sur « l'économie française face à la reprise », je souhaite prendre du recul de façon à tenter de situer le problème dans une perspective plus large que la lettre de notre sujet ne semble l'indiquer, perspective plus large dans les deux dimensions temporelle et spatiale. Je voudrais porter l'attention non pas sur 1994 et 1995, les années de la reprise, mais sur les deux décennies passées et sur la fin du siècle, voire le début du prochain, car nos difficultés économiques ne sont pas seulement celles du court terme.

Je voudrais aussi porter l'attention sur l'Europe Occidentale plutôt que sur la France, car nos économies européennes sont déjà très solidaires les unes des autres et elles le seront encore plus. Pour traiter de l'Europe face à son destin économique, je distinguerai deux parties : le diagnostic sur les évolutions à moyen terme du passé jusqu'à ce jour, puis les défis de notre fin de siècle.

Origines des difficultés depuis vingt ans

Remonter l'histoire à 1974 permet de baliser l'évolution dès le moment où les difficultés européennes ont commencé à se manifester et à se traduire par du chômage. Trois questions se posent à nous : comment s'explique la montée du chômage de 1974 à 1985? Pourquoi la reprise de 1986 à 1989 a-t-elle avorté? Comment s'explique la dépression actuelle ?

Les explications n'ont pas besoin de remonter très loin vers des facteurs fondamentaux de nos difficultés car, pour l'action, des explications assez immédiates suffisent. L'important est que ces explications soient reconnues comme justes par une large majorité des économistes et, donc puissent être prises comme bases. Cette évidente condition ne serait pas satisfaite si on cherchait à remonter plus en amont dans la recherche des causes supposées être fondamentales.

La croissance du chômage à partir de 1974 résulte comme vous le savez, de la crise mondiale, elle-même provoquée à la fois par la montée des incertitudes et par certains facteurs dépressifs: il y avait eu l'effondrement du système de Bretton Woods, il y avait le relèvement des prix sur le marché pétrolier dans un contexte géopolitique que chacun connaît; il y avait l'émergence de nouveaux concurrents, le Japon et les Nouveaux Pays Industriels (NPI). Face à cette crise mondiale, l'Europe s'est mal adaptée. Pour l'expliquer, trois types de causes sont habituellement présentées, quoique suivant ceux qui en parlent, l'insistance est mise tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre.

La première explication fait état d'une mauvaise coordination des politiques économiques et d'un biais systématique vers des politiques déflationnistes. C'est l'explication la plus souvent donnée par les Américains; elle a été présentée dans cette salle, il y a quatre ans, par les experts de la Brookings Institution qui avaient publié un livre sur les causes du marasme européen.

La deuxième explication accuse les rigidités en Europe : rigidité sur les marchés, plus particulièrement le marché du travail, et rigidité dans les comportements. C'est « l'eurosclérose » (le terme a été imaginé par l'économiste allemand Herbert Giersch). La thèse est très favorablement acceptée dans certains milieux, notamment en Allemagne.

La troisième explication fait état de salaires européens trop élevés dans les années soixante-dix; les salaires réels tendaient à poursuivre l'évolution qui avait été permise par le rattrapage considérable qu'avait connu l'Europe antérieurement; de plus, les hausses de salaires compensaient quelque peu un malaise social que l'on trouvait un peu partout dans les sociétés européennes et qui perturbait pas mal de monde, aussi bien les patrons que les hommes politiques. Cette thèse des salaires européens trop élevés a été très populaire à l'OCDE pendant un certain temps (l’OCDE a maintenant complètement changé d'orientation). Comme vous le savez, j'ai moi-même regardé d'assez près, la thèse en question, et lui ai attribué une bonne part de vérité.

Voilà donc pour la première question. Seconde question: pourquoi la reprise de 1986-1989 a-t-elle avorté? Elle avait donné confiance et avait conduit à conclure que les politiques d'austérité commençaient à payer et que même une certaine flexibilisation des économies européennes était engagée. Une étude de Herbert Giersch, publiée en 1989, concluait que l'eurosclérose était terminée. Tel était l'optimisme de l'époque. On n'était alors pas assez sensible à l'existence de certains facteurs favorables dont la conjonction était exceptionnelle. Il y avait d'abord le contre choc pétrolier, la baisse des prix du pétrole. Il y avait la relance Reagan aux Etats-unis, politique keynésienne qui avait donné de très bons résultats. Il y avait aussi l'avantage compétitif dont l'Europe bénéficiait, à cause des effets retardés de la surévaluation du dollar. Vers la fin de la période, il y avait finalement l'effet de la réunification allemande.

Pourquoi l'expansion de ces années s'est﷓elle avérée non soutenable un peu partout: d'abord surtout au Royaume-uni, puis en Espagne, enfin en Allemagne ? Essentiellement parce qu'il y eut une reprise de l'inflation, accompagnée de certains déséquilibres commerciaux, dus notamment à la surévaluation de certaines monnaies. Et pourquoi donc cette reprise de l'inflation? Sans doute d'abord à cause d'une régulation macroéconomique budgétaire inadéquate, qui avait conduit à une reprise trop rapide ; à cause aussi des effets de la spéculation nourrie de la déréglementation financière, à propos de laquelle Michèle Debonneuil a présenté ce matin un graphique très parlant concernant l'endettement des ménages; à cause enfin de tensions sur le marché du travail qualifié. Devant cette reprise de l'inflation, un ralentissement conjoncturel s'imposait; il a été réalisé, une fois de plus, comme en 1980, par un resserrement des politiques monétaires.

Troisième question: comment s'explique la récession actuelle? En 1991 , on pensait que le resserrement monétaire allait produire un ralentissement temporaire, ce qu'il fallait pour arrêter l'inflation. On s'attendait donc à ce que, après une période de refroidissement, les taux d'intérêt baissent, et à ce que l'on assiste à une reprise progressive -sans doute le même scénario que celui qu'on pouvait observer s'être produit aux Etats-unis, où les évolutions avaient été somme toute assez analogues mais avaient anticipé les évolutions européennes. Ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées: pendant l'été 1992, les agents économiques ont réalisé que leurs anticipations de baisse des taux d'intérêt en Europe étaient velléitaires et que la réalité concrète n'était pas cela.

Alors qu'on s'attendait à une baisse des taux d'intérêt et que, par suite, les endettements apparaissaient tolérables - parce que les agents anticipaient que justement leurs coûts seraient supportables - il a fallu constater que la Bundesbank poursuivait sa politique de hausse des taux d'intérêt engagée depuis deux ans. Au début de l'été 1992, les agents endettés ont dû réviser leurs prévisions; beaucoup ont alors conclu qu'il fallait contracter leurs opérations et privilégier le désendettement. Ce comportement de ménages ou d'entreprises a conduit à une baisse brutale de la demande, qui allait bien entendu faire boule de neige. Ainsi a été générée cette tombée exceptionnelle qui est apparue sur le graphique présenté par Patrick Artus ce matin (il concernait la production industrielle française mais aurait pu tout aussi bien concerner la production industrielle d'autres pays européens).

Le dilemme inflation-chômage

Regardons maintenant l'avenir: quels défis confrontent les économies européennes en cette fin de siècle? J'en retiens trois. Comment sortir du dilemme inflation-chômage? Comment rééquilibrer la structure de la demande de travail par qualification pour qu'elle soit plus conforme à la structure de l'offre de travail ? Comment assurer l'évolution de nos régimes sociaux pour qu'ils soient viables à long terme, sans que nous abandonnions les objectifs fondamentaux de l'État- Providence ?

Il y a plus de 30 ans déjà que le dilemme entre inflation et chômage a été posé dans toute sa sévérité, à la suite des remarques de Milton Friedmann. On a compris à ce moment-là que la stimulation de la demande globale de biens était possible pour faire croître l'emploi - et réussissait à faire croître l'emploi, sous certaines conditions bien entendu - mais que, simultanément, en﷓deça d'un certain taux de chômage, elle entraînait aussi une accélération de l'inflation. Et c'est bien ce terme «accélération» qui importe -il fallait s'attendre non pas à un certain degré d'inflation, mais un certain degré d'accélération d'inflation. Dans ces conditions, une stimulation systématique en faveur de l'emploi n'était pas viable à long terme. Bien entendu, le phénomène ainsi saisi n'a pas la rigueur d'une loi rigide et absolue telle que celle selon laquelle il existerait un taux de chômage naturel, dont on ne pourrait dévier que temporairement. Elle l'a d'ailleurs si peu que, même quand le taux de chômage est élevé, la stimulation de la demande ne peut pas éviter l'inflation, si elle tente de faire décroître trop vite le chômage. Il n'y a pas une hystérésis absolue - ainsi que ceci a parfois été dit - mais une résistance à la baisse. On en est conscient en France depuis longtemps, puisque résoudre ce dilemme entre inflation et chômage était l'intention principale de la politique concertée des revenus que Pierre Massé essaya d'introduire au milieu des années 1960 déjà.

La rigueur du dilemme est d'autant plus forte que les hausses de prix et de productivité se répercutent plus vite dans les hausses de salaires. Or précisément, les études économétriques nationales coordonnées, qui ont été faites durant les années 1980, dans le cadre d'un programme universitaire européen de recherche, ont montré que, au moins pour la période 1960 à 1986, la répercussion des hausses de prix et des hausses de productivité dans les hausses de salaire apparaissaient en moyenne nettement plus rapides en Europe occidentale qu'aux Etats-unis. On pouvait dès lors parler d'une faiblesse structurelle de l'Europe. Comme beaucoup d'autres considérations structurelles, celle-ci n'avait de raison d'être permanente. Et certains analystes pensèrent que, durant les années de croissance et la première décennie du chômage, cette déficience structurelle tenait précisément aux mêmes causes que celles qui expliquaient le taux trop élevé des salaires réels, à savoir l'habitude de la croissance d'une part et, d'autre part, le malaise de nos sociétés. Il était donc naturel de conclure alors que cette faiblesse structurelle avait dû s'estomper peu à peu du fait de l'expérience pénible des années 1980 et du fait des politiques salariales rigoureuses qui avaient été mises en place pour réduire l'inflation.

Le constat des années 1989 et 1990 montre qu'il y avait sans doute là trop d'optimisme. Le dilemme inflation﷓chômage semble être en Europe plus sévère que nous ne le pensions il y a quelques années. Face à ce dilemme, que dire et que faire ?

Il faut d'abord dire que ce n'est pas un dilemme de la récession actuelle. Le risque inflationniste a évidemment disparu pour le moment, pour aussi longtemps que la reprise n'aura pas sérieusement relevé les taux d'utilisation des capacités. Mais c'est un problème pour le moyen terme, quand la récession sera terminée et qu'il faudra veiller au retour des déconvenues dont nous subissons aujourd’hui les effets.

Que faudra-t-il alors faire? Il faudra probablement jouer sur plusieurs tableaux simultanément, parce que, tout simplement, l'action sur un seul des facteurs ne serait pas assez puissante. D'abord, il faudra veiller à ce que la reprise de la demande des biens ne soit pas trop rapide, donc, ne pas chercher à obtenir, par la politique macroéconomique de la demande, une croissance qui implique une baisse rapide du chômage. Ce serait possible, comme cela s'est passé au Royaume-uni à la fin des années 1980 : une baisse rapide du chômage dans ce pays, beaucoup plus rapide que chez nous, mais avec une reprise très rapide du chômage peu de temps après puisqu'il a fallu casser cette croissance. Deuxièmement, il faudra ne pas négliger les politiques de modération salariale - je n'en dis pas plus; ces politiques, impliquent les comportements de beaucoup d'acteurs: le gouvernement certes, mais aussi les chefs d'entreprise et les syndicats de salariés. Il faudra finalement tirer avantage de ce qui peut être fait dès maintenant pour réduire par anticipation les tensions inflationnistes localisées. Il peut y en avoir dans l'avenir sur les marchés du logement, bien plus probablement sur les marchés de la main-d’œuvre qualifiée. Certains pensent aussi qu'il faudrait modifier la fiscalité dans un sens qui soit moins systématiquement favorable à la détention du capital financier. L’idée de fiscalités qui sont principalement assises sur le travail et la consommation peut en effet à la longue provoquer de la part des salariés une fureur qui les amène à refuser une rigueur salariale qu'autrement ils seraient prêts à accepter.

Rééquilibrer la demande de travail par qualification

Comment faire en sorte que la demande de travail soit moins déséquilibrée au détriment des travailleurs non qualifiés ? Avec quelques collègues, j'ai pas mal examiné cette question au cours de la dernière année, dans le cadre d'une réflexion qui a conduit à proposer un programme d'action pour faire face à la nouvelle montée du chômage en Europe. Nous avons porté notre attention sur trois aspects, concernant le premier les preuves d'un véritable problème, le deuxième les mesures susceptibles de résoudre ce problème, le troisième l'évaluation des effets à en attendre. Je crois devoir évoquer rapidement au moins les deux premiers aspects.

Y a-t-il vraiment une distorsion de la demande de travail par rapport à l'offre de travail , quant à la composition par qualifications ? Une des preuves les plus directes consiste à observer que les taux de chômage sont très élevés pour les travailleurs non qualifiés, et mise à part la dépression actuelle qui est évidemment temporaire, faibles pour la main-d’œuvre qualifiée. Ce n'est pas tout à fait une preuve convaincante ' parce qu'il y a aussi un autre phénomène spontané et naturel, à savoir que quelqu'un qui ne trouve pas un emploi à son niveau de qualification est prêt à en accepter un à un niveau de qualification un peu inférieur, et que vraisemblablement, s'il se présente pour occuper un tel emploi, il sera préféré à quelqu'un qui a juste la qualification requise. De sorte qu'il se produit un effet d'éviction depuis le haut de l'échelle des qualifications, effet qui se répercute progressivement au fur et à mesure que l'on descend cette échelle des qualifications.

Ce phénomène ne peut pas tout expliquer; par exemple, il n'explique pas les tensions sur le marché du travail qualifié que l'on a observées dans certains pays européens, même probablement en France, en 1988, 1989 ou 1990. D'autre part, il faut aussi regarder ce qui s'est passé quant aux échelles de salaires. Dans tous les pays industriels, qu'il s'agisse des Etats-unis ou de l'Europe, on a observé une tendance à la hausse des rémunérations des travailleurs très qualifiés; à ce niveau, il n'y avait pas effet d'éviction puisque la main-d’œuvre très qualifiée était rare. De plus, on a aussi observé que, dans les pays dans lesquels il n'y avait pas de plancher contraignant au salaire réel qui puisse être offert, les salaires réels effectifs de la main-d’œuvre non qualifiée avaient baissé fortement (c'est le cas surtout aux Etats-unis). L'ensemble de telles preuves, peut-être pas aussi rigoureuses que nous le souhaiterions, amène à penser qu'il est bien exact que, contrairement à toutes les prévisions faites il y a 20 ans, la structure de la demande de travail par qualifications se déplace plus vite vers les qualifications élevées que celle de l'offre de travail par qualifications (qui se déplace cependant dans le même sens, puisque les retraités sont remplacés par des jeunes en moyenne plus qualifiés).

C'est un problème actuel, et aussi un problème futur. Ne nous attendons pas à ce que la situation présente se renverse. C'est à la fois un résultat de la nature du progrès technique que nous vivons, et un effet du développement de certains pays, en Asie, en Amérique latine, dans l'Europe de l'Est, espérons-le, pays dans lesquels les coûts de main-d’œuvre sont beaucoup moins élevés qu'en Europe Occidentale. Du fait d'une évolution normale dans la division internationale du travail, la demande de travail non qualifié va continuer à décroître dans nos pays.

C'est donc un problème à moyen terme, à regarder de près. Comment faire face à ce déséquilibre durable? Il n'y a pas meilleur moyen que de réduire le coût du travail aux bas niveaux de qualification. Le déséquilibre provoque une distorsion suffisamment forte de l'emploi pour que l'on envisage de la corriger par une distorsion inverse de la fiscalité. Il y a bien entendu la possibilité de ne pas entraver la baisse des salaires directs des travailleurs non qualifiés, de même que ça s'est passé aux Etats-unis. Mais on peut préférer une révision de la fiscalité et de la parafiscalité, grâce à laquelle on opère d'un coup un changement important du coût du travail non qualifié. Un certain nombre d'économistes et moi-même avons justement proposé d'alléger les charges patronales de sécurité sociale. Notre proposition est même de les supprimer pour les niveaux de qualification les plus bas, d'obtenir par ce procédé, en moyenne pour l'Europe occidentale, une baisse qui corresponde à quelque chose comme 20% du coût du travail non qualifié et qui concerne à peu près 20 % de la population salariée. Je parle en ordre de grandeur grossier, afin de faire apparaître la taille de ce qui me parait nécessaire.

Nous nous sommes interrogés sur les effets d'une telle modification, à supposer qu'elle soit adoptée du jour au lendemain dans l'ensemble des pays d'Europe occidentale, non pas dans ses modalités exactes, ce qui serait hors de propos, mais à peu près à ce niveau. Malheureusement, les économistes ne savent pas bien évaluer de tels effets. Nous sommes très dépendants de l'économétrie, parce que toute autre information est trop détaillée, trop décentralisée pour qu'il soit possible d'en tirer des conclusions au niveau agrégé. Or, l'économétrie n'est pas précise pour cela. D'une façon générale en France, nous avons toujours tendance à ne pas croire au rôle des prix et des coûts relatifs ; la réaction spontanée de beaucoup de gens consiste à dire: « Ca ne changera rien ! ». Cependant, les modifications des coûts relatifs ont des effets visibles. Dans le cas d'espèce, ils exigeront du temps, parce qu'il faudra inverser la tendance à la disparition des services à faible prix qui se manifeste en Europe mais non aux Etats-unis. De tels services réapparaîtront en Europe s'ils coûtent suffisamment moins cher pour intéresser des clients, ménages et entreprises, et pour qu'en même temps, une offre se constitue. Mais cela exigera du temps pour que certaines habitudes se modifient progressivement. Il y a aussi des possibilités de jeu dans l'organisation des entreprises, dans le choix des équipements grâce auxquels on substitue plus ou moins vite du travail qualifié et du capital à la main-d'oeuvre non qualifiée. Personne ne se fait d'illusion: cette substitution ne va pas s 1 arrêter; mais elle peut aller moins vite, et amoindrir par ce fait le problème qui nous préoccupe. Cependant, cela non plus ne se fera pas du jour au lendemain. Outre les effets directs dont je viens de parler, il faut évaluer les effets indirects qui peuvent en résulter à travers les dépendances macro-économiques, sur lesquelles je n'insiste pas.

Toutes ces évaluations sont délicates. Quant à moi, je vais prendre à mon compte d'avancer la conclusion suivante: après 5 à 8 ans, vous pouvez espérer de 1 à 3 % d'emploi en plus. Nous serions heureux d'avoir dès aujourd'hui un tel résultat. Ce n'est pas un changement radical; mais, à côté d'autres, il contribuerait à la solution de nos problèmes.

Préserver les objectifs fondamentaux de l'État-Providence

Qu'il y ait un défi, à propos de l'État-Providence, est bien compris; je n'ai pas à m'étendre longtemps là-dessus, Mais on pose habituellement le problème trop exclusivement en termes financiers. On devrait plus souvent le regarder sous un angle strictement économique. Je voudrais donc le présenter à ma façon grâce à cinq affirmations successives.

Premièrement, l'Europe n'entend pas abandonner les objectifs fondamentaux de l'État-Providence, du «Welfare State». Même Madame Thatcher n'a pas été loin dans le début de retrait dans lequel elle s'était engagée. Et le peu qu'elle a fait a été très impopulaire en Grande-bretagne.

Deuxièmement, l'Europe ne réussit plus à atteindre le premier objectif qui était assigné par Lord Beveridge à l'État-Providence, à savoir le plein emploi.

Troisièmement, si l'Europe risque, dans l'avenir, d'être encore fortement handicapée pour la réalisation de l'objectif du plein emploi, c'est qu'elle peut être dans l'incapacité de recourir à des politiques budgétaires actives. Des dettes publiques trop élevées créent, entre autres problèmes, une sensibilité extrême du public vis-à-vis de toute aggravation, même temporaire, des déficits. On peut donc craindre que pendant longtemps, les politiques budgétaires cherchent, au contraire, à être systématiquement restrictives. Une consolidation énergique des budgets publics va déjà avoir à intervenir dès que la reprise fera apparaître clairement ses effets, notamment sur l'emploi. Dès qu'on verra le chômage diminuer, même faiblement, des politiques de rétablissement de l'équilibre des finances publiques seront adoptées. Il n'y a qu'à penser au cas français, pour lequel les stabilisateurs automatiques ne suffiront pas. Quelle peut être l'importance des mesures discrétionnaires qui seront alors prises ? Il faut s'attendre à quelque chose de l'ordre de 1 % du Produit intérieur brut (PIB), pour la contraction qui viendra de mesures délibérées prises par les autorités publiques. Ce sera donc prochain et important.

Quatrième affirmation, avec les modalités actuelles de nos régimes de sécurité sociale, il y a une tendance systématique à la croissance du déficit, tendance qui ne pourrait être évitée que par des relèvements récurrents des taux de contribution. Or le poids des prélèvements obligatoires est déjà considéré comme excessif, à cause des distorsions du système des prix et des pertes de stimulants qu'il implique. Sur ce dernier point, l'opinion peut varier suivant les pays: certains Anglais n'ont pas tout à fait la même réaction que nous, Français; effectivement, le taux des prélèvements obligatoires a été réduit au Royaume-uni, alors qu'il a continué à avoir une tendance croissante en France.

Cinquième affirmation, la seule voie possible consiste donc à rendre les institutions et les modalités de l'Etat-Providence moins lourdes et plus efficaces dans la réalisation de leurs objectifs. Il faut expliciter systématiquement l'aspect économique des choix. Il faut réussir à recourir aux stimulants économiques pour que les individus eux-mêmes, consommateurs et prestataires de services, aient le souci de se comporter d'une manière telle que les charges collectives ne soient pas alourdies au-delà de ce qui est strictement justifié. Voilà un sérieux défi. Les économistes ont évidemment un rôle à jouer pour que ce défi soit relevé. Je n'ai pas aujourd'hui de propositions précises à vous faire dans ce sens, mais j'insiste sur la nécessité que de plus jeunes que moi travaillent sur ces questions. De leur réussite dépendra l'avenir des sociétés européennes.

Edmond Malinvaud
Professeur au Collège de France

Autrice

Edmond Malinvaud

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