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13 février 2004

La rupture financière de 1993 permettra-t-elle la reprise économique

Publié par Michèle Debonneuil, Patrick Artus, Vivien Lévy Garboua | N° HS - Quelles reprise pour l'économie française ? (Actes du collloque du 1er février 1994)

Ce débat pose une première question : puisque son point de départ est la rupture financière de l'été dernier, il faut analyser cette rupture, ne serait-ce que pour savoir si elle est amenée ou non à se reproduire.

Et puis dans cette rupture monétaire, les taux français ont sensiblement baissé; ce mouvement peut-il se poursuivre ?Autre question: si les taux diminuent, cela profitera-t-il aux banques en même temps qu'à l'ensemble de l'économie, ou aux banques d'abord, puis à l'économie ensuite ? Enfin, un mouvement de baisse des taux d'intérêt aussi important que celui observé jusqu'à présent en France, et qui est amené à se poursuivre - du moins c'est ce que nous prédisent de nombreux spécialistes -, va-t-il modifier sensiblement la structure de l'épargne, et si oui, qui en profitera ?

P. Artus : Je vais introduire cette deuxième table ronde, essentiellement par quelques faits et quelques questions, puis nous rentrerons dans le vif du sujet. D'un certain point de vue, il s'agit de se poser des questions sur la reprise de l'économie réelle.

Je dirai juste un mot pour faire le point de la situation de l'économie réelle, en montrant simplement l'état des lieux en ce qui concerne la production industrielle. On est, vous le savez, sur un palier - au-delà des fluctuations au mois le mois- comme le montrent les différents indicateurs. Ce palier a succédé à une très forte dégradation de l'économie dans l'hiver 1992-1993. Les derniers signes dans les différentes enquêtes de conjoncture, ou dans les différents indicateurs que nous avons, sont un peu encourageants sur les perspectives, mais il n'y a pas encore de signe totalement déterminant dans la réalité de la production effective. Donc, on est vraiment à un instant où on se demande si nous n'allons pas avoir une reprise plus précoce et plus forte peut-être que ce que dit le consensus, ou si au contraire nous allons rester sur ce palier dégradé avec des fluctuations assez faibles.

Alors, ce que nous essayons de faire dans cette table ronde, c'est de lier les perspectives économiques aux évolutions financières et à la rupture financière. Je voudrais simplement ici, en quelques minutes, définir la rupture financière, en tout cas dire ce que nous y mettons.

Le premier élément est évidemment le changement de fonctionnement du système monétaire européen. Pour illustrer le propos, on peut regarder les taux de change vis à vis du DMark. On voit évidemment le fort mouvement des taux de change sur la Livre-Sterling, la Lire italienne et la Peseta. On voit la rupture très forte au mois de septembre 1992, l'éclatement du système tel qu'il fonctionnait, des changements de parité extrêmement violents dont on voit qu'ils ne sont que partiellement corrigés -on sait que le Sterling a remonté, et que la Lire peut-être va se réapprécier un peu...- mais qui laissent une trace durable.

Et, corollaire de cette explosion du SME, un changement très violent est apparu dans la compétitivité des différents pays européens; je crois qu'il est intéressant de regarder les séries de compétitivité. Si on regarde l'évolution du coût relatif du travail, il est très intéressant de voir qu'il se passe des déformations très continues, et renforcées par le choc SME de 1992﷓1993. On voit la dégradation absolument considérable de la situation compétitive de l'Allemagne depuis 1976 (à peu près 40%). On observe parallèlement une relative stabilité en France et l'amélioration forte pour l'Italie et le Royaume-Uni qui ont eu des dépréciations de leurs monnaies.

Il y a donc une première rupture qui est cette rupture du SME. Je crois qu'on peut, puisqu'on devait intervenir sur les causes, la relier à ce qui a été dit précédemment dans un monde où il y a parfaite mobilité des capitaux, suppression complète des contrôles des changes, et où, par les instruments dérivés, il y a possibilité de prendre un énorme levier en particulier sur les marchés de change par les swaps et par les futures. On ne peut pas imaginer un système de change fixe qui résiste, par les interventions des banques centrales, et je crois qu'on a pris la seule décision possible et réaliste qui consistait à avoir un système avec des marges larges qui ne laisse pas aux « spéculateurs » la possibilité d'escompter une marche dans l'évolution des changes, c'est-à-dire un profit spéculatif important et immédiat. Il nous faut un système de change avec des évolutions continues, régulières, qui ne donne pas lieu à des profits spéculatifs brutaux. Je crois que cet aménagement a été extrêmement efficace du point de vue de la stabilité du système de change en Europe.

Deuxième point, cette évolution a été extrêmement efficace, et c'est au centre de nos questions aujourd'hui, en ce qui concerne l'évolution des taux d'intérêt. On voit que, jusqu'à ce qu'on se soit décidé à élargir les marges du SME et donc à avoir ce système beaucoup plus robuste, il y avait une incroyable volatilité des taux - on le voit bien sur des taux à 2,4 heures, dont les évolutions sont les plus spectaculaires. Il y avait une énorme volatilité des taux français par rapport aux taux allemands, qui depuis la mi- 1992 sont sur une pente de décroissance, et donc, on ne pouvait absolument plus supporter, dans ce pays, les pics de taux d'intérêt réels qu'impliquait la défense d'un système de change qui était instable. Depuis août 1993, on a maintenant une très bonne convergence des taux courts vers les taux allemands, avec des écarts qui sont de l'ordre de 30 points de base, et on a une très bonne convergence des taux longs nominaux dans tous les pays européens. Sans remettre en cause le processus d'unification européenne, on a réussi, par cette réforme du SME, à stabiliser le marché des changes et à faire converger les taux d'intérêt nominaux.

La question que nous évoquerons par la suite, est donc: «Est-ce que ce changement va permettre d'aller suffisamment loin dans la baisse des taux pour faire en sorte que les taux d'intérêt réels soient compatibles avec la reprise ?» On a encore aujourd'hui des taux d'intérêt réels à court terme qui sont, en France, autour de 4%. C'est un niveau plus élevé que la croissance potentielle qui est de 2%. La politique monétaire est donc encore un peu restrictive, et on voit que la question est compliquée. Au moment de la reprise économique, disons au milieu de cette année, est-ce que l'on aura des taux d'intérêt réels autour de 2%, ce qui ne poserait plus de problème ? Et il faudra que nous parlions de l'Allemagne: la forte récession, la désinflation et en même temps la pression fiscale accrue et le danger sur la parité du DMark permettront la poursuite de ce mouvement qui est quand même extrêmement impressionnant. Il faut rappeler que nous avons gagné, en termes de taux courts, 250 points de base en l'espace d'un an et demi, ce qui est gigantesque.

Enfin, lorsque l'on parle de rupture financière, il n'y a pas que les problèmes de change et de taux. Il faut dire un mot des entreprises.

On assiste à une rupture très forte dans le comportement financier des entreprises. Si l'on regarde le ratio de l'excédent d'exploitation des entreprises, rapporté à la valeur ajoutée, nous sommes en 1993 à 32,4% et ce sont des records historiques. Il y a donc une chose extrêmement bizarre: dans une récession aussi forte que celle que nous connaissons en 1992-1993, nous avons les niveaux historiquement les plus hauts du taux de marge des entreprises. Ceci, évidemment, est le signe d'un changement total de comportement par rapport au passé, le signe de poursuite de très grands efforts de gains de productivité -c'est la première fois, dans une récession, qu'il y a des gains de productivité (de l'ordre de 1,6%en 1993) -, de resserrement des stocks -l'effondrement des stocks en 1993 est quelque chose d'absolument incroyable si l'on en croit les chiffres provisoires-, et d'un effort de freinage salarial -la croissance des salaires réels est à peu près égale à zéro. Ces évolutions conduisent à une compression très importante de tous les coûts des entreprises. Ensuite, si l'on ajoute le recul considérable de l'investissement, qui a baissé de 9% en termes réels en 1993, après avoir déjà baissé de 5% en 1992, on arrive au taux d'autofinancement extraordinaire de 113,5%, et même de 120% prévus pour 1994. Les entreprises seront prêteuses nettes pour 160 milliards de Francs en 1994, ce qui est une énorme rupture.

Contrairement à ce qu'on lit parfois, les entreprises ne s'en servent pas tant pour Placer, elles s'en servent essentiellement pour se désendetter. Depuis un an, les entreprises ont réduit de 6% leur encours d'endettement. Elles ont des ratios d'endettement très bas, ce qui est évidemment bon pour l'avenir, et l'on observe un recul de l'intermédiation, ce qui évidemment pose problème au banquier.

Animateur : Malgré les solutions apportées par l'élargissement des marges de fluctuation au sein du SME, on constate qu'il y a toujours une hiérarchie des taux d'intérêt inversée. Est-ce que selon vous, Michèle Debonneuil, c'est une situation tenable et durable ?

M. Debonneuil : Il est clair que, dans cette situation de courbe inversée, il y avait une anomalie sur les taux courts. Le fait que les taux courts baissent va largement contribuer à redonner à la courbe une pente normale. Effectivement, on peut donc penser que cette situation anormale va s'inverser. On aura d'autant plus de chances d'avoir une courbe normale que le taux court descendra bas, d'où la question : «Jusqu'où les taux courts pourront﷓ils descendre ?». Je poserai une question complémentaire: «Que va-t-il se passer en Allemagne, puisque c'est évidemment là que git le lièvre ? ».

Il faut bien voir que la première cause pour laquelle les taux d'intérêt en Allemagne étaient très élevés réside dans un surcroît de demande lié à l'unification. L'unification n'est pas achevée, mais elle est largement engagée, et donc, fondamentalement, la première cause de hausse des taux est passée.

Le deuxième point important est de voir que l'Allemagne entend résoudre son problème de compétitivité. La dégradation de la compétitivité allemande est liée à une croissance très forte des salaires, alors que dans les autres pays, il y avait au contraire un ralentissement très important de ces mêmes salaires. Cette perte de compétitivité de l'Allemagne, les Allemands ne comptent évidemment pas la résorber comme on le faisait autrefois par une dévaluation de leur monnaie, mais au contraire par une réévaluation de leur monnaie. C'est donc ce qu'ils ont commencé à faire, de façon à ce que les entreprises soient contraintes effectivement de serrer les salaires et de serrer la gestion de leurs effectifs. Et la question, effectivement, est de savoir si les entreprises allemandes vont réussir par ce biais très vertueux à récupérer la compétitivité perdue.

On voit bien que, dans une telle configuration, il faut quand même éviter trop de dévaluation de la monnaie, parce que ceci réinjecte de l'inflation dans le pays. Alors, comme de l'autre côté de l'Atlantique, les États-Unis sont en train, eux, de remonter leurs taux d'intérêt, si ce n'est tout de suite, en tout cas, assez prochainement, on voit bien que, progressivement, l'écart de taux entraînera une pression à la baisse sur la monnaie allemande. Les Allemands ne vont pas aimer voir leur monnaie se déprécier, et surtout cette dépréciation risquerait d'avoir un effet important sur l'inflation; on peut donc penser en effet que cela limitera la baisse des taux d'intérêt en Allemagne.

Si on fait le bilan de tout cela, il semble quand même qu'il y ait la place pour une poursuite encore assez forte de la baisse des taux en Allemagne et que cela nous conduise vers des taux à 4,5%. Et avec des taux à 4,5%, comme la France n'a aucune raison de ne pas pouvoir suivre, on peut être rassuré, car 4,5% en France est un taux qui est tout à fait compatible, à la fois avec un financement sain de l'économie, et avec une courbe des taux qui, à ce moment-là, peut en effet redevenir normale.

Animateur: Monsieur Lévy Garboua, est-ce votre sentiment, la baisse des taux d'intérêt inéluctable jusqu'à 4, 5% ?

V. Lévy Garboua : Oui, nous faisons font les mêmes prévisions que celles de nos amis Debonneuil et Artus. On s'attend donc à une baisse des taux. Cette baisse est effectivement dictée dans notre esprit par ce qui va se passer en Allemagne. Ce qui va se passer en Allemagne résulte de deux forces contradictoires, à la fois la réaction à ce qui se passe, ou à ce qui peut se passer aux États-Unis, et la constatation que l'inflation a baissé en Allemagne, que la récession est forte, et que par conséquent, il y a toutes les raisons de détendre les taux d'intérêt. Entre ces deux forces va se déterminer l'évolution des taux courts en Allemagne, et l'évolution des taux courts en Allemagne dicte l'évolution des taux courts en France. L'évolution des taux longs est, elle, réalisée sur le marché; et là, la vision que nous avons des taux longs actuels est déjà plus proche de ce que nous estimons être un taux d'équilibre. Donc on ne s'attend pas à d'importantes évolutions sur les taux longs dans l'année qui vient.

Animateur: Il existe donc un certain consensus sur un rétablissement de la hiérarchie des taux qui s'effectuerait par une baisse des taux courts plutôt que par une remontée des taux longs. Puisque nous sommes clans la question de la finance au service de l'économie et que l'on a évoqué la situation américaine il y a un instant, il est intéressant de voir qu'aux Etats-unis, entre le moment où les faux d’intérêt ont baissé sur le marché monétaire et le moment où l'économie et les entreprises en ont réellement profité, il s'est écoulé un laps de temps relativement important que l'on situe généralement autour de 18 mois. Monsieur Lévy Garboua, est﷓ce que vous croyez en France à ce scénario à l'américaine ?

V. Lévy Garboua : Je crois qu'on est obligé d'y croire, puisqu'il s'agit aujourd'hui de la marge de manœuvre principale de la politique économique. Puisque les États, et notamment l'État français, n'observent pas la règle et ont des déficits budgétaires importants, je crois que la baisse des taux d'intérêt est un préalable. Alors, un préalable par quels effets ? Le principal effet est la reprise d'un certain nombre de composantes de la demande. Je crois qu'il y a trois facteurs sans laquelle la reprise ne peut pas être durable: d'une part, la reprise de l'investissement mais Patrick Artus a montré qu'on était loin du compte actuellement; ensuite la reprise des stocks, et là les chiffres que l'on vient de donner montrent qu'il y a peut-être un espoir pour l'année qui vient; enfin la reprise de la consommation des biens durables, qui est sensible au niveau des taux d'intérêt réels. Je crois donc que c'est par ce biais﷓là qu'il faut miser sur la reprise à travers les taux d'intérêt.

Il y a un autre facteur qui, du point de vue d'un banquier, est très important: la baisse des taux d'intérêt rassure le banquier du point de vue de la valeur des actifs. La baisse des taux d'intérêt est un facteur positif pour la bourse, positif pour la valeur des obligations et positif pour le marché immobilier. Donc, les actifs, qui sont les gages d'un certain nombre de crédits faits par les banques, se revalorisent, et c'est un des facteurs qui peut, à mon avis, favoriser aussi la reprise. Enfin le troisième facteur qui rend les taux d'intérêt importants est le fait que la dette publique est élevée, et donc cet allégement de la dette va réduire la charge du déficit public.

Je voudrais simplement ajouter que, premièrement, ce processus va sans doute prendre un certain temps. Deuxièmement, il n'est pas sûr que ce soit une condition suffisante. Le phénomène peut-être le plus marquant de la période actuelle est qu'on observe à la fois la baisse de la demande de crédit et la baisse de la masse monétaire; cette dernière traduit un phénomène tout à fait exceptionnel, qui s'apparente à la trappe de liquidité, c'est-à-dire une demande de monnaie très faible - même à des taux d'intérêt faibles, la demande de monnaie reste très faible. Dans un tel cas, il n'est pas sûr que des taux d'intérêt faibles suffisent à déclencher une croissance assez forte pour établir le plein emploi.

Animateur: Est-ce que la diminution des crédits aux entreprises résulte plus d'une diminution de la demande ou d'une rétention de l'offre ? Patrick Artus, vous pourriez peut-être nous dire un mot sur votre sentiment sur ce point là ? Est-ce qu'il y a davantage, de la part des banquiers, une certaine prudence aujourd'hui qui pourrait retarder la reprise économique, pour des raisons que l'on comprend bien notamment de reconstitution de marge ?

P. Artus: On peut, pour répondre, s'inspirer de la situation américaine. Il y a un délai très long entre la reprise économique et le retour du besoin de crédit. Aux Etats-unis, la reprise économique date du premier trimestre 1992, comme l'ont confirmé les révisions des comptes qui ont coûté sa place au Président précédent; la reprise de la demande de crédit, quant à elle, n'est intervenue qu'au quatrième trimestre 1993. Il y a un délai considérable entre le redémarrage de l'économie et celui des crédits. Je crois que le démarrage de l'économie ne se fait pas parce que les taux d'intérêt ont baissé, il se fait parce que les anticipations de revenus s'inversent, parce que la dégradation de l'emploi s'arrête - aux Etats-unis aussi, c'est très clair: au moment où les entreprises arrêtent de licencier, on voit redémarrer le marché immobilier et on voit redémarrer les achats de biens durables lorsque les entreprises ont gardé suffisamment de profits pour pouvoir financer l'investissement.

Mais le moment où, ensuite, dans la reprise, on arrive à une situation où les entreprises se réendettent et où là, ce qui va se passer va dépendre des conditions de financement, est assez décalé par rapport au déclenchement de la reprise. On est sans doute aujourd'hui en France avec un taux d'autofinancement de 120%. On a donc un potentiel d'augmentation de 20% de l'investissement, sans aucun appel au crédit de la part des entreprises françaises. Donc je crois qu'en réalité la distribution de crédit et/ou les niveaux de taux d'intérêt réels auront plus d'effet au moment de consolider la reprise, dans un an, qu'au moment de son déclenchement qui sera largement un phénomène d'anticipation de revenus.

Animateur: Michèle Debonneuil, dans le processus de reprise économique, la diminution du taux de chômage aux Etats-unis a joué un rôle important. À ce propos en France, quelles sont les prévisions que l'on peut faire raisonnablement pour les cieux ans qui viennent?

M. Debonneuil : Sur la durée relative entre la baisse des taux et la reprise aux Etats-unis et en France ou en Europe, il faut bien voir qu'habituellement la période de baisse des taux est nécessaire pour que les agents se désendettent.

Or, comme Patrick Artus l'a expliqué, avec des taux très élevés, nos entreprises se sont déjà désendettées. Donc je pense que de ce fait, la durée qui séparera la baisse des taux de la reprise devrait être plus courte.

Maintenant en ce qui concerne le chômage, et ce n'est pas du tout de la provocation, je suis tout à fait persuadée que les taux que nous avons eus étaient assassins et que nous avons besoin de la baisse des taux qui est attendue. Ceci étant, je crois qu'il faut faire attention à ne pas tout attendre de la baisse des taux, car la baisse des taux contribuera à résoudre notre problème cyclique; de ce point de vue-là, effectivement, elle aura une certaine incidence sur le chômage, puisque le chômage a une composante cyclique. En revanche, en ce qui concerne la composante structurelle du chômage -et tout le monde est bien d'accord pour dire que cette composante structurelle est la plus importante - je crois qu'il ne faut pas compter sur les taux d'intérêt. Il serait même nocif de penser que plus on baisse les taux d'intérêt, plus le chômage sera amélioré. La politique monétaire n'est pas le bon outil pour gérer les problèmes structurels. On ne peut donc pas dire « C'est parce que nous ne baissons pas les taux autant qu'aux Etats-unis et au Japon que notre situation ne s'améliorera pas autant. »

Je crois qu'il s'agit là d'une constatation très importante: les Etats-unis et le Japon sont en ce moment dans une situation de surendettement des agents qui n'est pas la nôtre aujourd'hui. Donc ils sont contraints de baisser leurs taux d'intérêt à un niveau très bas parce que c'est la moins mauvaise solution compte tenu de la situation qu'ils vivent. En France, nous ne sommes pas dans cette situation, et encore une fois, je crois que des taux à .4,5% sont de bons taux, et que si le chômage reste élevé, il faudra l'attaquer avec d'autres moyens que la politique monétaire.

Animateur: La baisse des taux, néanmoins, devrait avoir un impact sur la répartition entre l'épargne et la consommation, On peut espérer que la consommation sera d'autant plus soutenue que le taux de rémunération de l'épargne sera faible.

M. Debonneuil: C'est clair, et c'est effectivement une des raisons pour lesquelles on attend une poursuite de la baisse du taux d'épargne. Mais on connaît aussi l'importance de la situation de l'emploi dans l'évolution du taux d'épargne. Ces deux éléments joueront.

Animateur: Alors justement, que nous enseignent les crises précédentes ? Quand les taux d'intérêt, dans le passé, ont été amenés à reculer de façon aussi sensible, qu'est ce qu'on a pu en retirer notamment sur la structure de l'épargne ?

M. Debonneuil : Ce qui est caractéristique de la période courante, est l'effondrement des crédits et du recours de l'économie au financement intermédié bancaire. C'est la composante essentielle qui explique la surprise sur l'évolution de la croissance de M3 en 1993, puisque il y a eu en fait une décroissance et une sortie de la fourchette objectif, qui correspond en effet à cette évolution tout à fait négative des crédits.

Il faut comprendre que ceci a eu une influence tout à fait importante sur le taux d'intermédiation de l'économie. Sur le Graphique 1, la courbe du bas est la courbe d'intermédiation au sens strict, c'est-à-dire les crédits bancaires distribués à l'économie rapportés au financement externe des agents non financiers. Le taux d'intermédiation est extrêmement bas.

Alors ceci est-il inquiétant et assistons-nous à quelque chose de localement grave ou de structurellement grave? Je crois que la réponse est négative, parce que nous sommes aujourd'hui dans une phase tout à fait exceptionnelle, où les agents privés ont d'énormes capacités de financement et où le seul agent qui s'efforce de soutenir l'activité, par un besoin de financement important, est l'État. Or, cet agent ne se finance que de façon désintermédiée. Donc, évidemment, on comprend que le taux d'intermédiation soit tombé à des niveaux aussi bas. On comprend aussi que ce taux soit extrêmement cyclique, puisqu'en réalité, dès qu'on est en récession, l'État se met à avoir un besoin de financement, et recourt à un financement désintermédié qui contribue à faire baisser ce taux d'intermédiation.

Je crois que ce taux d'intermédiation va remonter, puisqu'on peut penser qu'avec la reprise de l'investissement, ou du moins la moindre dégradation de l'investissement, avec la petite reprise que l'on attend sur le logement et avec un moindre besoin de financement de l'État à terme, on devrait avoir des besoins de financement plus importants du côté des agents privés. Par ailleurs, je crois qu'il est bon d'apprécier la véritable situation d'endettement des agents, puisqu'on a vu cet effort important qu'ils ont fait au niveau de leur désendettement. . En trait fin, le ratio rapporte la dette bancaire à la valeur ajoutée; ce ratio n'est pas rassurant puisqu'il est monté à des niveaux tout à fait élevés, et que même s'il est légèrement en retrait depuis quelques temps, il reste tout à fait élevé. En réalité, ce ratio est un mauvais ratio, car il vaut beaucoup mieux rapporter cette dette à la capacité de l'entreprise à rembourser la dette, et donc au profit brut de l'entreprise; la courbe en trait plein montre une évolution beaucoup plus favorable. Ceci a eu pour conséquence d'améliorer la situation d'endettement des entreprises, qui se trouvent finalement prêtes à financer l'investissement, dès qu'un souffle de demande se manifestera.

Du côté des ménages, les indicateurs d'endettement sont peut-être un peu moins rassurants si on les prend brutalement (voir Graphique 3). Bien qu'il y ait un certain tassement en fin de période, on reste sur des niveaux historiquement élevés. Mais il ne faut évidemment pas les comparer aux niveaux de la fin de la décennie 1970 car, manifestement, le taux d'endettement des ménages était insuffisant à ce moment-là. S'il est aujourd'hui trop élevé, le bon niveau est probablement intermédiaire entre celui de la fin des années 1970 et celui du début des années 1990. Et, comparée à d'autres pays, la France est dans une meilleure situation. Évidemment, cela ne suffit pas à nous consoler, mais il est clair que les ménages américains, surtout avec la reprise actuelle, sont dans une situation qui est beaucoup plus dégradée.

Si l'on regarde uniquement les crédits et l'intermédiation avec le seul critère des crédits, on a effectivement une impression de très grande léthargie de l'économie. Mais en réalité, les mutations financières que la France a connues, ont entraîné l'émergence croissante de nouvelles formes de dette, et en particulier toute la dette monétaire ou obligataire. Celle-ci a complété la gamme des dettes et oblige aujourd'hui à considérer un nouvel agrégat, l'endettement intérieur total qui cumule à ces dettes bancaires les dettes monétaires et les dettes obligataires.

On voit apparaître quelque chose de tout à fait intéressant en 1993: l'importance du financement de l'État, un financement effectivement monétaire et obligataire. La contribution de l'État s'est accrue depuis deux ou trois ans et culmine cette année, avec au contraire une contribution négative des agents privés.

L'endettement intérieur total en 1993 a crû de 4%, alors que la dette bancaire, elle, a été négative. On voit bien qu'on ne peut plus se contenter de regarder la seule évolution des crédits bancaires stricto sensu ; on est obligé d'avoir une vision plus large avec cet indicateur. D'ailleurs, les banques elles-mêmes se sont lancées dans ce financement, et ceci a été d'autant plus intéressant pour elles qu'elles étaient contraintes par le ratio Cooke pour prêter à des agents risqués, alors que le financement de l'État était pour elles une façon de faire de l'activité sans prendre de risques supplémentaires, et tout en restant à l'intérieur de leur bloc de ratio Cooke. Ceci a permis aux banques de conserver un rôle important dans le financement de l'économie, bien que les crédits, encore une fois, se soient fortement tassés.

La deuxième chose qu'il faut mentionner est le fait que, non seulement on a eu des financements diversifiés, mais en plus ceux-ci se sont faits de façon de plus en plus intermédiée, non plus seulement par les banques, mais par de nouveaux intermédiaires qu'ont été les OPCVM et les compagnies d'assurance; ces intermédiaires ont été soit directement des intermédiaires entre les prêteurs et les emprunteurs, soit des intermédiaires via les banques, qui se sont largement refinancées auprès de ces OPCVM des dépôts qu'elles avaient perdus, puisque les OPCVM pouvaient rémunérer les dépôts courts alors que les banques ne pouvaient pas les rémunérer.

Si maintenant l'on agrège tous ces intermédiaires et si l'on recalcule un nouveau taux d'intermédiation, rapportant non seulement les crédits distribués mais tous les titres des agents non financiers détenus par ces divers intermédiaires (banques, OPCVM et compagnies d'assurance), au total des financements externes des agents non financiers, ce ratio est, lui, beaucoup moins dégradé et qu'en plus, il est sans doute beaucoup moins cyclique puisqu'il inclut l'agent État qui, lui, constitue comme un amortisseur à cette évolution (Graphique 1).

Je dirai en conclusion que l'économie française réserve aux banques un rôle beaucoup plus central qu'on aurait pu le penser a priori, et elle reste finalement beaucoup plus intermédiée puisque le taux d'intermédiation aujourd'hui, alors qu'il est probablement au plus bas, avec la définition large, est autour de 55%.

Après avoir examiné les financements, on peut regarder du côté des placements. On a là aussi une évolution évidente mais intéressante à vérifier. Avec les très hauts niveaux de faux courts et avec l'inversion de la courbe des taux, on a vu évidemment apparaître des effets tout à fait pervers, dont le principal était le drainage par les OPCVM court terme de toute l'épargne, qu'elle soit de très court terme, monétaire, non rémunérée, ou qu'elle soit de l'épargne longue.

Clairement, avec la baisse des taux courts et avec la repentification de la courbe, on voit déjà le phénomène s'inverser: les OPCVM court terme se contractent, la monnaie se reconstitue, les plans d'épargne-logement grossissent, les obligations et OPCVM d'obligations reprennent une tendance plus conforme aux évolutions de moyen terme, et le financement par actions, lui aussi, reprend un petit peu de poil de la bête, en particulier avec les privatisations et aussi avec la bonne évolution de la bourse, qui donne envie aux investisseurs et aux émetteurs de se tourner vers ce compartiment.

En conclusion, on peut dire que l'on retourne vers une structure plus saine des placements dans l'économie française.

Je voudrais juste conclure par une remarque un peu plus générale sur l'effet des taux courts, maintenant que les divers compartiments de notre économie sont beaucoup plus interconnectés. Il est clair que la politique monétaire, et plus précisément la façon dont la Banque Centrale fixe les taux courts, n'influe pas seulement comme autrefois sur le seul compartiment des crédits, mais sur l'ensemble des compartiments des marchés d'actifs, obligeant les banques centrales à surveiller non plus seulement l'inflation sur les biens, mais tout autant l'inflation sur les autres marchés, c'est-à-dire sur les marchés d'actifs.

Et de ce point de vue-là, je dirai que le nouveau comité de politique monétaire continue à mettre comme unique objectif un contrôle de l'inflation sur les prix des biens et ne mentionne toujours pas cet objectif de contrôle des prix des actifs, qui est en effet beaucoup plus difficile car on peut se demander quelle est la bonne hausse des prix des actifs? Autant on peut dire de l'inflation qu'il faut qu'elle soit très basse, autant sur les actifs, cela dépend du contexte. Donc il est vrai que cela est beaucoup plus compliqué, mais ce n'est pas parce que c'est compliqué qu'il ne faut pas le faire. Je pense qu'au contraire, c'est une des choses qu'il faudra de plus en plus prendre en considération si l'on veut éviter de déraper vers des taux trop bas.

Question : J'ai deux questions à poser. On a vu qu'on était dans une configuration désormais plus favorable d'inflation jugulée, de marges de fluctuation du SME élargies, de fondamentaux français plus sains qu'en Allemagne. Est-ce que ceci ne devrait pas nous permettre d'être plus volontaristes en termes de baisse des taux court terme, plutôt que d'être simplement suiveurs par rapport à la politique allemande ? Par ailleurs, deux chiffres ont été cités dans les exposés: Monsieur Artus nous a dit que 2 % de faux réels seraient un niveau nécessaire pour permettre à la croissance d'être efficace. Madame Debonneuil nous a dit que le consensus s'orienterait autour de taux nominaux situés à 4,5 %., soit à peu près ' cieux points et demi de toux réels. Alors sommes﷓nous dans l'impasse, ou allons nous avoir un espoir prochain ?

V. Lévy Garbouc - Je crois qu'on a essayé de répondre à la première question. Il me semble qu'on est tous d'accord sur le fait que l'on ne peut pas baisser les taux d'intérêt en deçà des taux allemands.

Alors, pourquoi est-ce que l'on dit ça ? Est﷓on trop timoré ? Je crois que c'est plutôt la leçon de l'expérience. La France a essayé à une ou deux reprises de faire passer ses taux courts en dessous des taux allemands. Cela a duré à chaque fois entre quelques semaines et deux ou trois mois. A chaque fois, il y a eu une réaction du marché qui a obligé la Banque de France à revenir à des taux supérieurs aux taux allemands. Maintenant, la leçon est apprise.

La question qui pourrait se poser est : Y a-t-il quelque chose de nouveau dans la situation allemande et dans la situation de la politique monétaire allemande qui pourrait faire croire au marché que dorénavant les taux français peuvent descendre au-dessous des taux allemands? Je n'en vois pas. Il y a clairement une détermination très forte des allemands de juguler leur inflation et maîtriser leurs agrégats monétaires. Et je pense que c'est de nature à rassurer les marchés. Je ne vois donc pas la France s'aventurer une troisième fois dans cette expérience.

P. Artus : Je crois pour ma part qu'il faut distinguer les perspectives de court terme et de long terme.

En ce moment, tout le monde est centré sur la récession qui sera encore une récession en 1994 pour l'Allemagne et donc sur l'idée que les Allemands vont détendre leurs toux. Alors à la fin de l'année, est-ce que les Allemands seront à 4,0 à 4,25 ou à 4,5 ? Il est vrai qu'il existe un certain consensus pour dire: ça va bien se passer en 1994, en particulier parce que l'activité en Allemagne sera très ralentie, qu'ils ont maîtrisé leur problème salarial, qu'ils ont maîtrisé partiellement leur problème de prix des services. Et donc on aura à la fin de l'année des taux d'intérêt réels autour de 2%; or on sait par les travaux de l'Insee que la croissance potentielle de la France en ce moment est de 2 à 3%. Donc on voit qu'à la marge d'incertitude près les choses deviennent tout à fait raisonnables. Sur ce point il y a un assez large consensus, comme l'a dit Vivien Lévy Garboua.

Il est intéressant de se poser une question à plus long terme et de se dire qu'à partir de 1995-1996 on va retrouver une croissance positive en Europe, mais ce sera une croissance qui sera marquée du côté de l'Allemagne par la poursuite d'un problème budgétaire tout à fait considérable. On va rester, jusqu'en 1997-1998, avec en Allemagne un déficit du secteur public au sens large autour de 6% du PNB, avec des transferts vers la partie orientale qui seront d'au moins 150 à 160 milliards de DMarks tous les ans. A cet horizon, les taux d'intérêt ne sont plus des instruments de politique économique ; les taux d'intérêt sont des prix d'équilibre. Et il existe un risque en Europe, après la récession : soit les choses vont bien se passer et on entre dans une phase de moyen terme; soit l'on aura, en Allemagne, une raison claire d'avoir des taux d'intérêt réels plus élevés que dans le reste du monde, à savoir la poursuite du financement de la réunification. Alors, est-ce que ceci ne sera pas dangereux pour l'Europe? Si nous continuons à lier nos changes avec l'Allemagne, est-ce que ceci ne veut pas dire que l'ensemble des monnaies européennes va être Fort par rapport au dollar ou au yen dans cette période - puisque l'on sait depuis Mundell-Fleming que, normalement, dans ce genre de système, avoir des déficits publics structurels signifie avoir structurellement une monnaie qui s'apprécie ?

Donc mon inquiétude n'est pas pour l'année qui vient, pour cette année où les choses vont assez bien se passer à mon avis; elle est pour la trajectoire de croissance en Europe entre 1995 et l'unification monétaire.

M. Debonneuil: Je partage absolument la préoccupation que vient d'exposer Patrick Artus. Simplement, pour essayer d'y répondre, ma conviction est quand même que l'essentiel de l'ajustement est derrière nous et qu'on n'aura plus jamais besoin de taux aussi élevés que ceux que nous avons eus.

Je crois que nous aurons pendant encore de longues années des taux trop élevés par rapport à ceux que nous aurions eus sans l'unification allemande. Et effectivement ceci conduira à des taux trop élevés en France, à une certaine surévaluation des monnaies européennes par rapport aux Etats-unis. Certes ceci est ennuyeux, mais c'est le prix à payer si l'on estime que cela vaut la peine de construire l'Allemagne.

Tout le problème est d'apprécier quel va être le poids de ce fardeau, quelle va être sa durée et quelle va être son ampleur. Je pense que sa durée et son ampleur seront supportables, encore une fois, à condition que l'on ne fasse pas porter à la politique monétaire tout le poids de nos ajustements structurels et en particulier du chômage. Le gros risque est que, dans une situation comme celle-là, on accuse ces taux légèrement trop élevés de tous les maux et que l'on cherche, encore une fois, à résoudre des problèmes structurels par ce biais, alors que leur solution est ailleurs.

Question : Je voudrais revenir sur l'arbitrage épargne-consommation évoqué par Madame Debonneuil. Et, à ce sujet- là, je voudrais faire deux observations qui me paraissent restrictives en ce qui concerne la possibilité de voir le taux d'épargne des ménages baisser et la consommation reprendre. Première observation, il me semble que les ménages sont des prêteurs nets à l'économie, et une baisse rapide des faux d'intérêt courts va normalement diminuer la progression des revenus financiers des ménages. Par ailleurs, il me semble que l'augmentation des revenus salariaux est plutôt en train de décélérer. Donc il me semble que la baisse des taux d'intérêt courts ne va pas favoriser la remontée de l'augmentation du pouvoir d'achat global des ménages. Deuxième observation, il me semble avoir lu un certain nombre d'études, notamment une étude faite par la BNP, qui montrent qu'en fait la conversion des placements courts des ménages en placements longs introduit une rigidité plus grande dans l'épargne des ménages, et en particulier l'orientation vers les contrats d'assurance-vie, les PEA et le PEL; cette évolution introduit en fait l'impossibilité pour les ménages de reprendre une partie de leur épargne. Alors je voudrais savoir comment réagissent les intervenants devant ces deux observations ?

P. Artus: Sur le premier point, je crois qu'effectivement, on a tous appris en microéconomie qu'il y avait un effet de substitution et un effet de revenu. On a un peu de mal à savoir, sur le taux d'épargne, lequel l'emporte: la baisse des taux doit faire baisser le taux d'épargne si c'est le premier, et peut avoir un effet très différent si c'est le second par le jeu des paiements d'intérêt.

L’expérience historique en France est à peu près une totale neutralité du taux d'intérêt réel sur le taux d'épargne des ménages. La vraie question que nous devons nous poser aujourd'hui est la suivante: est﷓ce que nous pouvons appliquer l'expérience historique à la situation que nous allons vivre, avec des taux d'intérêt réels qui ne seront pas du tout bizarres comme on l'a dit, et avec des taux nominaux qui jouent un rôle, peut-être parce qu'il y a un peu d'illusion monétaire, et qui vont être extrêmement bas ? La vraie question est donc de savoir si, avec des taux courts à 4%, il se passera quelque chose sur le toux d'épargne que l'on n'a pas encore vu dans le passé. Comme le disait Michèle Debonneuil, c'est une question qui est perturbée par l'évolution des revenus et par l'évolution du chômage. Je crois qu'à nouveau, le consensus est qu'on ne s'attend pas à grand chose sur le niveau global de l'épargne.

Par contre, il y a quelque chose de tout à fait considérable à attendre sur la structure. Et je pense qu'on n'a vu que le début des déformations incroyables de la structure de l'épargne que nous allons avoir. Les Sicav monétaires ont perdu 210 milliards en 1993, elles peuvent perdre peut-être quelques centaines de milliards encore en 199,4. En 1993, il y avait deux candidats tout trouvés pour récupérer cet argent, qui étaient les placements administrés et l'assurance-vie. En 1994, il va apparaître assez rapidement que ces candidats tout trouvés ne rapportent pas grand chose, et donc que les rendements de ces substituts sont devenus tout à fait insuffisants. Donc, que va-t-il se passer? Je crois que là, il y a une vraie question.

Est-ce qu'on va voir, comme aux Etats-unis, un déluge s'abattre sur le marché actions? Aux États Unis, en gros, chaque année, il y a 200 milliards de dollars qui sortent des Money Market Funds, et il y a 100 milliards qui vont sur le marché actions à New-York. Donc, va-t-on avoir une explosion des capacités d'émission en bourse à Paris ? Je crois que ceci a aussi une très grande importance sur le point qu'a abordé Michèle Debonneuil et qui est de savoir comment on va financer l'économie. On va peut-être avoir l'opportunité de financer l'économie beaucoup plus par actions, comme c'est le cas aux Etats-unis depuis 2-3 ans, et beaucoup moins par crédit bancaire ou par obligations. Mais en tout cas, sur le niveau global, je ne crois pas qu'il y ait grand chose à attendre.

Concernant le second aspect de la question, est﷓ce qu'il faut regretter que les gens aient de l'épargne longue parce qu'ils ne peuvent pas l'utiliser et qu'ils ne peuvent pas consommer? Là, de nouveau, le vrai problème que l'on a aujourd'hui est toujours le même. On fait des réformes structurelles avec une idée de long terme et on veut financer les économies avec des fonds propres parce que c'est plus sûr; et puis, tout d'un coup, on s'aperçoit que dans les récessions on aimerait avoir tout l'inverse. Donc, on aimerait mieux changer tous les signes pour ces réformes de long terme: on aimerait mieux que le toux d'épargne baisse alors qu'on essayait de le faire monter, on aimerait mieux que les gens vendent toutes leurs Sicav monétaires au lieu d'être bloqués dans des placements longs... Je crois que cela est très naturel : la logique courte n'est pas la logique longue.

Animateur: Monsieur Lévy Garboua, partagez-vous d'abord le sentiment de Patrick Artus selon lequel le taux d'intérêt n'a pas d'effet sur la répartition consommation-épargne ?

V. Lévy Garboua: Oui, j'ai des idées assez claires là-dessus. Je ne crois pas du tout que le taux d'intérêt ait une influence sur le volume de l'épargne. Je crois qu'il a une influence évidemment très importante sur la répartition de cette épargne.

On a vu au cours des dernières années, une formidable adaptation du système financier qui a connu une très grande désintermédiation, mais aussi l'apparition de nouveaux canaux pour financer l'économie, et du côté des placements, l'apparition de multiples placements nouveaux. Alors, on peut regretter le fait que les fonds de pension ne soient pas encore là, mais ils viendront.

Je crois que tout cela peut laisser penser qu'en réalité, même la répartition de l'épargne entre les différents placements, n'est pas tellement importante. Elle est très importante pour les banques, elle est très importante pour les différents acteurs qui regrettent que l'argent quitte les Sicav et aille vers les livrets A ou ailleurs. Mais, à mon avis, pour l'économie, ce qu'on observe, c'est au contraire que les agents s'adaptent; ils accompagnent ces mouvements et ils essayent d'en tirer un profit à leur compte. Pour l'économie, au fond, que le financement soit court ou soit long, c'est à dire que l'épargne soit courte ou soit longue, les gens s'adaptent. La seule chose qui s'est peut-être passée et qui a modifié ce raisonnement, c'est que l'inversion de la structure des taux a fait que la transformation traditionnelle des banques n'a pas pu se faire au cours des dernières années, ou n'a pas pu se faire de la même manière.

Sous cette réserve, et dans la mesure où l'on va retrouver une structure des taux plus normale, je crois que, macroéconomiquement, même l'allocation de l'épargne entre les différents types de placements est assez neutre.

Animateur: Quel est néanmoins le véhicule ou les véhicules qui pourraient profiter des sorties prévisibles des plus de 1000 milliards de Francs qui se trouvent dans les Sicav monétaires ?

V. Lévy Garboua: D'abord, je ne crois pas que les 1000 milliards vont sortir, enfin je ne l'espère pas. Cela est tout de même peu probable; il y a quand même des raisons pour conserver des Sicav monétaires encore aujourd'hui. Mais je pense qu'une partie va se déverser sur le marché des actions. On voit bien le mouvement qui va se produire. À très court terme, il y a un flux sur les Codevi, les Livrets A et les Plans d'Épargne-Logement, parce que ce sont des placements qui ont encore une grande liquidité, en tout cas, certains d'entre eux; la prochaine étape est le marché des actions.

Question: Sur le marché des actions, on est actuellement assez clairement clans ce que les financiers appellent un effet d'entonnoir. Que pensez-vous de l'évolution du marché des actions et des conséquences possibles d'une autre chute, supposons de 20%, en octobre 1994, à la suite d'une petite hausse des taux d'intérêt aux État-Unis ? Est-ce que tout cela, dans cette ambiance qui semble relativement optimiste, ne vous effraie pas ?

M. Debonneuil : Compte tenu de son rôle central, c'est de la bourse américaine qu'il faut partir. Et, en ce qui concerne la bourse américaine, les quelques travaux que l'on peut faire dessus laissent penser que cette bourse n'est pas massivement surévaluée; elle n'est même pas surévaluée du tout, du moins eu égard au niveau de taux longs. Donc, le problème que l'on peut se poser est de savoir si effectivement ce niveau de taux longs est, lui, trop bas, entraînant éventuellement une certaine surévaluation de la
bourse aujourd'hui.

Alors, de deux choses l'une. Ou bien, effectivement, les taux longs sont trop bas et, s'il y a une correction rapide, on risque d'avoir une correction à la baisse des cours boursiers; ou bien cette correction est lente et elle va accompagner le soutien qu'apporte la croissance économique à la croissance de l'indice boursier et, à ce moment-là, la bourse américaine a devant elle un potentiel de croissance pas aussi fort que celui qu'elle a eu au cours des années passées, mais quand même raisonnable et sans accroc.

Toute la question est donc de savoir comment la politique monétaire va être menée aux États-Unis? À notre avis, plus la Fed mettra de temps à remonter ses taux courts, plus on risque d'avoir un ajustement brutal et plus le risque d'un ajustement à la baisse de la bourse américain s'accroît.

Je vais juste dire un mot de la bourse française. Là aussi, si l'on s'en tient à une évaluation standard avec les déterminants habituels, on a l'impression que la bourse française n'est pas surévaluée; mais on sait, par ailleurs, qu'elle est très réactive à ce qui se passe sur la bourse américaine. Donc s'il y avait un problème du côté de la bourse américaine, évidemment, la bourse française en subirait les conséquences. Mais, encore une fois, cela devrait être un à﷓coup temporaire lié à une remise à niveau des taux
longs, mais pas une chute durable.

P. Artus : De façon très générale, la question posée est importante. Elle consiste à dire: nous avons eu de grandes bizarreries sur les prix d'un certain nombre d'actifs, l'immobilier ou certains marchés boursiers par exemple. Est-ce que ceci peut se reproduire, ou est-ce que nous avons appris suffisamment pour que cela ne se reproduise pas ?

Je crois que l'on peut quand même être encore un peu inquiet de certaines observations. Par exemple, sur le marché boursier allemand, il y a des prix qui sont extrêmement bizarres: la Bourse a monté de 45% en un an avec des profits qui ont baissé de 20% en 1993 et qui vont encore, au mieux, être à zéro cette année, bien que les analystes financiers de la Deutsche Bank parlent de plus 52%.

On voit ce qui se passe sur les cours des Emerging Markets Funds aux Etats-unis: c'est un marché qui est devenu gigantesque, avec presque 300 milliards de dollars d'encours et avec des remontées extraordinaires des rendements qui sont dues à la remontée des dettes sur les marchés secondaires. Ceci vient, d'une part, d'un effet de liquidité - sortie des actifs liquides qui ne rapportent plus rien - et, en outre, de la part des institutionnels, de la recherche absolument désespérée du dernier actif qui rapporte un peu plus que le taux court.

Ce comportement est très dangereux. Je crois qu'il faut faire attention à ce que les grands institutionnels ne désespèrent pas de placer leur argent au taux de marché, et donc qu'ils cherchent la niche où ils vont doper le rendement, éventuellement à nouveau avec des effets de bulles. est une vraie question.

Question : Supposons de nouveau qu'il y ait un choc, e l'ordre de celui de 1987, en octobre 199,4 pour fixer les idées. En quoi est-ce que cela affecte vos prévisions? Peut-être en rien du tout? Imaginons un choc de 20%, sur la bourse américaine, puis sur l'ensemble des bourses, par exemple.

V. Lévy Garboua : On peut dire que les chocs de 1987 n'ont pas eu d'impact très fort sur l'économie parce qu'ils ont été accompagnés d'une politique monétaire qui a permis de contrecarrer leurs effets possibles, effets de patrimoine, effets d'anticipation ou panique qui pouvaient se produire.

Aujourd'hui, on imagine que, s'il y avait un choc, il surviendrait dans un contexte où tout le monde s'attend à ce que la bourse française monte, c'est-à-dire où elle bénéficie d'une reprise, d'une situation globalement saine. Je ne crois pas qu'une fois le choc passé, il supprimerait l'optimisme de fond. Les «fondamentaux» sont positifs, en tout cas pour l'économie française.

Autrice

Michèle Debonneuil, Patrick Artus, Vivien Lévy Garboua

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