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14 février 2004

Les déficits publics et sociaux

Le sujet qui m'a été confié porte sur la situation des finances publiques et sociales. Je vais, sur cette question complexe, m'efforcer d'être le plus bref possible.

La première chose à dire, je crois, est que la distinction entre finances sociales et finances publiques est de plus en plus ténue.

Les choses ont été relativement claires pendant longtemps en France: il y avait d'un côté les finances sociales et de l'autre les finances publiques. Le budget social était pour l'essentiel financé par des cotisations, sur une base de commutativité, ce que rappelait à l'instant Jacques Mistral. Les droits sociaux étaient d'abord et avant tout issus du travail et supposaient donc le versement préalable de cotisations. Ces «Finances sociales» était gérées dans une vision assurantielle par la Sécurité Sociale, les régimes de retraites par répartition, la Caisse Nationale d'Assurances Maladie, etc. Ce budget social était distinct du budget public, qu'il s'agisse du budget de l'État ou de ceux des administrations délocalisées. Le budget public était bien entendu principalement alimenté par l'impôt, celui﷓ci n'étant donc pas utilisé la plupart du temps à des fins sociales.

Aujourd'hui, ces distinctions sont loin d'être aussi claires qu'elles le furent dans le passé. Depuis une quinzaine d'années, pas plus, il existe en France une confusion de plus en plus grande entre finances publiques et finances sociales. Les exemples fourmillent de cette confusion. Qu'on en juge par la reprise récente des 110 milliards de dette des organismes de Sécurité Sociale par le budget de l'État. Ou par la nouvelle approche qui vise à un partage en trois des déficits sociaux (tel celui de l'Unedic) entre l'État, les employeurs, les salariés. Ou encore par les modalités de financement de la retraite à 60 ans.

Bref nous sommes entrés en France dans une ère compliquée d'interconnexion des finances publiques et des finances sociales. Cela pose certes quelques menus problèmes statistiques, mais surtout d'importants problèmes politiques. La « régulation » des dépenses sociales, entendue au sens large, n'avait jusqu'à présent rien à voir avec la « régulation » des dépenses publiques: autant ces dernières étaient soumises à un contrôle parlementaire, autant les dépenses sociales y avaient toujours échappé jusqu à présent-il convient de ne pas oublier qu'en France, l'essentiel des recettes sociales sont assises sur le facteur travail, ce qui est moins le cas chez nos partenaires; aussi des facteurs tels le chômage ou l'évolution du partage de la valeur ajoutée affectent-ils directement les recettes sociales.

L'interconnexion croissante des finances sociales et des finances publiques brouille, enfin, les comparaisons entre les différents pays. Prenons, par exemple, la France, de moins en moins bismarckienne (car elle s'éloigne du modèle commutatif pur), et le Royaume-Uni, de moins en moins fidèle au modèle beveridgien (car il s'éloigne du modèle distributif pur). Impossible, ou presque, de les comparer efficacement. L'Europe est en fait, en matière sociale, un véritable patchwork. Le seul moyen de faire des comparaisons est en définitive de retenir le concept de déficit (ou d'excédent) des administrations publiques, qui regroupe finances sociales et finances publiques au sens où je les ai entendues jusqu'ici (en s'efforçant d'éliminer les doubles comptes, les transferts croisés, etc.). Mais même dans ce cas, comme certaines activités sociales sont considérées d'ordre privé à l'étranger et d'ordre public en France, les résultats de ces comparaisons doivent toujours être considérés avec prudence.

Le deuxième point que je voudrais brièvement développer, c'est que le déficit des administrations publiques, entendu au sens large, s'aggrave dans l'ensemble de l'Europe, où il est passé globalement d'une moyenne de 2,8% du PIB en 1989 à 6,4% en 1993.

C'est un coefficient multiplicateur important, compris entre 2 et 3. En Italie, le déficit des administrations publiques représente ainsi désormais 9,5% du PIB. Au Royaume-Uni, il est de 8,1 %. La France avec 5,1 % se situe encore pour sa part dans le petit groupe des pays relativement vertueux, où figurent également les Pays-Bas. Que l'on me permette de rappeler que lorsqu'on prend le concept de budget des administrations publiques, les Japonais connaissent toujours un excédent, même si celui-ci, vieux de quarante ans, ne représente plus qu'environ 0,1 % du PIB.

On estime les déficits sociaux en France à 70 milliards de Francs. Mais ce chiffre, impressionnant, est sujet à caution, dans la mesure où on modifie sans cesse les recettes (notamment en augmentant la CSG ou les cotisations) et les dépenses. Le concept de déficit des finances sociales est donc en réalité très difficile à cerner. J'en veux pour preuve le fait que la commission des comptes de la sécurité sociale n'arrive à peu près à chiffrer les déficits qu'avec délai!

Nous sommes donc à la fois dans une situation préoccupante d'absence de visibilité des finances sociales et de déficit important des administrations publiques.

Mais, me direz-vous, quelle est la cause de ces déficits? C'est le troisième point que je voudrais aborder cet après-midi.

Nous connaissons tous le classique effet de ciseaux. D'une part, le ralentissement de la croissance restreint l'assiette des prélèvements, ou ralentit sa croissance, ce qui se traduit par des recettes qui ont tendance à stagner, et d'autre part, les dépenses augmentent, notamment en raison... du ralentissement de la croissance. Pour ma part, autant je puis admettre les bienfaits keynésiens de la rigidité des salaires nominaux à la baisse, qui exerce un effet contracyclique, autant la rigidité absolue des dépenses publiques et sociales à la baisse pose des problèmes. En France, quel que soit l'état de la conjoncture, rien n'est flexible, et surtout pas les dépenses de l'État et les dépenses sociales. Il semble impensable en France que l'on introduise dans un accord social donné, ou dans une dépense publique donnée, une clause qui permettrait de revenir sur des dépenses en fonction par exemple de l'évolution d'un indicateur quelconque de conjoncture. Il résulte logiquement de cette très forte rigidité des dépenses publiques et sociales et de cette indexation des recettes 1 à l'évolution des revenus que le ciseau est très ouvert. Résultat : le moindre ralentissement de la croissance entraîne des déficits sociaux et publics importants et croissants.

Je viens de parler du déficit passif, celui qui résulte des évolutions conjoncturelles. Il est à cet égard frappant de voir que le concept de déficit actif a quasiment disparu de la littérature. Selon ce concept, l'État interviendrait pour mettre volontairement son budget en déficit pour pouvoir agir sur le niveau de la demande. Mais il n'y a plus un seul gouvernement en Europe qui s'en réclame! A la limite, il devient honteux, c'est vraiment la nouveauté, de recourir volontairement et ouvertement, à des fins de réglage de la conjoncture, aux déficits budgétaires ou sociaux. A tel point que lorsqu'on fait en réalité des politiques budgétaires actives, on le fait de manière implicite, cachée, masquée. On n'a plus même politiquement la volonté de dire que c'est cette politique que l'on mène. Il y a là, je crois, un changement, portant au moins dans la présentation de la politique budgétaire qui mérite d'être souligné: on la fait « sous le manteau».

Quatrième point que je voudrais aborder avec vous, ces déficits sont-ils préoccupants?

Soulignons que nous sommes désormais très loin des normes maastrichtiennes en matière de déficits des administrations publiques. Je vous rappelle celles-ci: 3% de déficit par rapport au PIB et une dette publique qui devait être limitée à 60% du PIB, ce qui représente un petit peu plus de sept mois de production. Plus aucun pays de l'Europe des douze ne respecte ces critères. Et non seulement on ne respecte pas ces critères, mais on s'en écarte, notamment pour ce qui concerne le ratio dette publique/PIB.
Je n'aborderai pas cet après-midi la question de savoir si ces chiffres maastrichtiens de 3% et 60% sont optimaux. Je considère que ces normes n'ont pas vraiment de fondements économiques, mais sont simplement des actes politiques servant à justifier dans les différents pays l'idée selon laquelle il fallait un petit peu de rigueur dans la finance publique pour permettre la convergence des économies européennes. Des normes de 2% de déficit par rapport au PIB et de 25% du ratio dettes publiques/PIB, ou de respectivement 5% et 10%, auraient sans doute été tout aussi intéressantes. Il s'agissait simplement à l'époque d'essayer d'attirer l'attention des Pouvoirs Publics, celle du public et celle des partenaires sociaux sur la nécessité de la rigueur.

Que l'on se soit nettement écarté des critères maastrichtiens va sans doute retarder la convergence des économies européennes et peut-être, du coup, la convergence vers la monnaie unique.

Cela dit, la reprise de la croissance devrait rétablir au moins en partie les comptes de l'État. L'effet de ciseaux, c'est tout à fait évident, se resserrera dès lors que l'on aura une reprise de la croissance. Dès qu'il y aura reprise, même faible, on assistera à une augmentation immédiate des rentrées fiscales, notamment de TVA, à une résorption d'une partie du déficit budgétaire et, du coup, à une diminution ou au moins une stabilisation de la dette publique.

La baisse des taux d'intérêts aidera aussi à la résorption des déficits publics. Je vous rappelle qu'à l'heure actuelle la charge de la dette s'élève en France à environ 200 milliards de Francs, soit les 2/3 du déficit. D'après le rapport des Comptes de la Nation, rien qu'en 1994, la baisse des taux d'intérêts devrait diminuer de près de 20 milliards la charge de la dette.

Autre élément « rassurant », le fait que l'État dispose d'un patrimoine. La simple analyse en termes de flux est en effet insatisfaisante. L'endettement de l'État est de l'ordre de 3000 milliards de Francs. Mais celui-ci est un agent économique qui a un patrimoine: l'État détient un patrimoine physique et foncier voisin de 3 000 milliards, et un patrimoine financier voisin de 1900 milliards. L'État est donc un agent économique solvable. D'ailleurs, beaucoup de personnes sensées continuent de lui prêter de l'argent.

En revanche, et c'est une différence fondamentale, en, France, dans le cadre des régimes sociaux, il n'y a jamais -ou très peu - d'actifs, qui puissent servir de collatéraux à des politiques d'endettement. En outre, les engagements certains futurs ne sont pas gagés par des actifs. Tout fonctionne en répartition.

Si on tient compte du seul patrimoine financier de l’État, le ratio dette publique/PIB passe de 57% à 35,6% c'est-à-dire de l'équivalent de sept mois de production à trois ou quatre mois. Cela dit, la vente d'actifs par l'État, notamment des entreprises qu'il défient, diminue sa capacité d'endettement, toutes choses égales par ailleurs, puisque cela signifie que les collatéraux disparaissent.

Mais, même si je tends à minimiser quelque peu l'importance du déficit public en France, je n'ai garde d'oublier, et là ce n'est pas rassurant du tout, que l'effet d'éviction jouera dès le début de la reprise. Le déficit public de l'État absorbe, à l'heure actuelle, toute la capacité de financement des ménages. Dès lors qu'il y aura une petite reprise de l'investissement, on verra des tensions financières s'aiguiser. D'ores et déjà d'ailleurs, dans la plupart des pays, la baisse des taux d'intérêts, notamment à long terme, est freinée par la situation des Finances publiques.

Un autre élément peu favorable, rarement souligné, est que ces déficits préoccupent la population. il y a un effet très bizarre et nouveau. Les déficits sont vus comme des facteurs d'incertitude et la réaction des agents économiques est d'augmenter leur épargne de précaution, ce qui vient en partie annuler les effets positifs des déficits sur la consommation. Cela va contre la théorie keynésienne classique.

Je voudrais, ce sera mon dernier point, dire quelques mots sur la nature des dépenses publiques.

Je considère que les déficits publics sont tolérables quand ils sont entraînés par des dépenses productives, que ce soit d'infrastructures ou de formation de capital humain. Je considère très inquiétant, au contraire, les déficits qui ne servent qu'à des transferts. A ce titre, le véritable drame français réside peut﷓être dans le ralentissement de l'effort d'accumulation de l'État.

Donc un déficit public peut être justifié. Tel n'est pas le cas en matière sociale, où la norme devrait être l'excédent. Dans tous les régimes sociaux, des provisions devraient être constituées pour faire face aux risques croissants : c'est le cas en matière de vieillesse, c'est le cas en matière de santé, c'est le cas en matière d'augmentation d'un chômage naturel, structurel, frictionnel ou d'inemployabilité. Nous devrions avoir des excédents sociaux de façon à provisionner les charges inéluctables qui sont dues aux décisions d'aujourd'hui.

Peut﷓on chiffrer ces nécessaires provisions ?

D'après le travail d'un ancien élève de l'Ensae, Monsieur Laurent Vernière, le déficit actualisé à venir du régime de retraite français par répartition est de 7000 milliards de Francs. C'est beaucoup plus important que les déficits dont je parlais tout à l'heure. En fait, le hors bilan social, qui n'apparaît dans aucune comptabilité, fruit de nos décisions du passé, est sans doute beaucoup plus préoccupant que les déficits publics.

En matière de santé, il faudrait provisionner environ 125 à 250 milliards de Francs, le coût des dépenses de santé liées au vieillissement représentant entre 25 et 50% des dépenses actuelles.

Ce qui m’inquiète le plus ce ne sont pas les déficits sociaux tels qu'on les constate à l'heure actuelle, mais bien de voir qu'on autorise désormais les systèmes sociaux à s'endetter. On va complètement à contre courant de ce qu'il faudrait faire. Il faudrait au contraire les forcer à accumuler. Je suis extrêmement inquiet que la comptabilité nationale française, que la comptabilité publique, que la comptabilité sociale ne mettent jamais en évidence le hors bilan de la France, qui est sans doute l'hypothèque principale qui pèse sur les têtes des générations futures et peut être sur la croissance.

Merci.

Denis Kessler
Président de la FFSA

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Denis Kessler
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