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16 janvier 2004

C’est avoir raison qu’avoir tort très tôt

Publié par Pierre MORICHAU | N° 23 - London Calling

Voici le deuxième volet de notre série d'article consacrée à "l'ethnographie des stats". Après la Russie, c'est à la Corée que ce numéro se consacre


Il y a trente cinq ans la République de Corée avait un PNB par tête voisin de ceux de la Tunisie et de la Côte d’Ivoire. Ce pays exceptionnellement démuni en ressources naturelles est maintenant plus riche que bien des pays d’Europe. Dire qu’un pays se développe parce que ses habitants travaillent, c’est dire que l’opium endort parce qu’il possède une vertu dormitive. Pourquoi et comment travaillent-ils ? Ce n’est pas en lisant la suite que vous le saurez. Ils faisaient tout mal.

S’il est vrai qu’un statisticien est heureux avec la tête dans un four et les pieds dans la glace, parce que sa température moyenne est correcte, alors la Corée est un paradis de statisticien : moins vingt en hiver, plus quarante en été. Dans Séoul, horreur urbanistique plantant d’affreux immeubles au milieu d’amas de maisons cornues, les salariés perdaient plusieurs heures par jour dans des autobus puants et polluants. La construction des deux premières lignes de métro éventrait les avenues au petit bonheur car ils ne savaient pas prévoir les flux de trafic ni les pôles de demande ; en 1990 ils ne savaient toujours pas, mais ils s’en faisaient une culture : une experte française ayant trouvé 20% d’écart entre le flux du matin et celui du soir, ils l’autorisèrent à rentrer à Paris sur le champ et à ne plus jamais revenir. De toute façon, nous devions localiser la cinquième ligne alors qu’ils étaient déjà occupés à la construire. Cette ligne, qui devait relier le village olympique à l’aéroport, a été inaugurée longtemps après les jeux olympiques et juste après le déplacement de l’aéroport. Elle a un trafic quotidien qui la rentabilise pleinement.

Trop vite et en vrac

Un industriel français leur avait sous-traité la fabrication des meubles à la mode de l’époque : des fauteuils en plastique gonflables. Quand il reçut la marchandise, patatras : c’était pas cher, mais tous les fauteuils se dégonflaient en quelques minutes. Un ami américain qui fabriquait et livrait de l’eau filtrée à domicile (à Séoul) leur fit fabriquer des récipients de plastique. L’entreprise annonça instantanément un prix (ridiculement bas) et un délai de livraison (ridiculement court). Le lendemain, le patron téléphonait : après réflexion, il voulait dix pour cent et deux semaines de plus. L’américain accepta. Un mois plus tard, avec le prototype, l’industriel coréen présentait un devis révisé à la hausse et un programme de production allongé. L’américain accepta encore, parce qu’il lui était interdit d’importer un article concurrent. Quand un échantillon gratuit d’eau fut livré aux consommateurs (dont moi) c’était un désastre : l’eau sentait le plastique à vomir.

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Seule comptait l’apparence. Les premières voitures de Hyundai, qui concurrence maintenant Peugeot et Renault en France, s’appelaient Pony. Il était entendu que l’embrayage d’origine durait six mois à condition qu’on le traitât délicatement. Il y avait à Séoul la plus haute antenne de télévision du monde, plus haute que la tour Eiffel. Elle mesurait cinquante mètres de haut, mais elle était située sur une montagne haute de trois cent mètres.

Dans ses publicités, Daewoo (qui faillit racheter Thomson Multimedia en 1996) se gaussait des occidentaux qui travaillent de neuf à six ; chez eux, on travaillait de six (heures de matin) à neuf (heures du soir). Oui, mais les mauvais esprits (comme moi) changeaient d’étage par l’escalier et devaient enjamber les cols-blancs qui se cachaient là pour boire du café et médire des consultants étrangers. Comme je savais me servir de l’unique plan des autobus de Séoul, contrairement à eux, ils croyaient que je comprenais ce qu’ils disaient.



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Figure n°1 :


Je les terrifiais.

Ils avaient, et je suppose qu’ils ont encore, les meilleurs cols-bleus du monde ; mais leurs cols-blancs sont depuis toujours parfaitement nuls. La bureaucratie était effarante : il fallait deux mois et dix-huit documents notariés pour immatriculer une voiture. Le préposé vérifiait les documents dans un ordre immuable et s’arrêtait dès qu’il avait trouvé un vice. Il fallait donc parfaire les documents un par un, moyennant une démarche à chaque fois. Quand le quatrième document était enfin correct, le premier était devenu caduc ; il fallait repartir de zéro !

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C’était le petit personnel qui sauvait tout, quand tout le monde sait bien que ce sont les classes moyennes et les cols-blancs qui développent un pays. Nos dessinateurs faisaient des heures supplémentaires non-payées pour finir avant la date prévue, sachant qu’ils seraient licenciés sur l’heure, sans préavis ni indemnité. Il y avait une logique : ayant travaillé avec des étrangers, ce qui n’était pas courant du tout, ils trouveraient en quelques jours un nouvel emploi avec une grosse augmentation.

Capitalistes mais pas libéraux du tout

Ils ne savaient pas compter. Ayant appris à l’école l’usage du boulier, au lieu du calcul mental, ils pouvaient retrancher deux mille de vingt mille et trouver dix-sept mille neuf cent quatre vingt dix sept parce que leur doigt avait glissé. Il leur fallait un boulier pour multiplier par dix. Ils avaient une excuse (qu’ils n’ont jamais pensé à me donner, il a fallu que je la trouve tout seul) : ils écrivent les nombres comme nous, en groupant les chiffres par paquets de trois, mais leur numération comporte une monosyllabe pour les chiffres, dix, cent, mille et dix mille. Un million n’est pas mille fois mille mais cent fois dix mille. Il était impératif de savoir compter en coréen, et en chinois car ils ont deux numérations différentes pour l’ordinal et le cardinal ; quand ils annonçaient seize, cela pouvait signifier seize, soixante ou six cent. Comment voulez vous planifier une économie dans un flou statistique pareil ?

Ils étaient nuls en prévision parce que l’avenir était pour eux une décision exogène, absolument pas un résultat endogène. Un exemple typique : il y avait soixante dix mille voitures dans ce pays de trente millions d’habitants. Toutes roulaient naturellement sans jamais s’arrêter. Quand le gouvernement autorisait un contingent de voitures, le trafic routier augmentait dans la même proportion que la flotte exactement. Prévoir la croissance du trafic était donc une lubie d’étrangers, en particulier de la Banque Mondiale qui ne supportait pas nos taux de croissance à deux chiffres. Nos prévisions à vingt ans furent dépassées en cinq ans.

Ils me soumirent un jour (pour plaire à la BIRD) leurs prévisions de trafic aérien : l’élasticité sur le PNB, dont le taux de croissance à deux chiffres était évidemment une donnée coulée dans le bronze, dépassait deux. La corrélation dépassait largement 90%. Le rapport était dactylographié, mais la présence de six chiffres après la virgule me fit tousser : ils ne pouvaient pas avoir calculé ça avec un boulier, contrairement à ce qu’ils affirmaient. En mettant en doute leur compétence en informatique, je leur fis proclamer la vérité : ils avaient fourré des séries statistiques en vrac dans un ordinateur géant (un CDC comme il y en avait un ou deux en France, pas plus) et avaient exécuté un programme (on n’appelait pas encore ça un logiciel) américain du dernier cri, donc inattaquable. J’eus la grossièreté de tracer le nuage de points sur le papier : c’était une courbe logistique superbe, avec une



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Figure n°2 :


asymptote horizontale évidente et très proche. Je leur fis remarquer qu’une élasticité supérieure à un ne peut pas durer, sinon le transport aérien devient la seule activité économique du pays. Je leur fis aussi observer que j’étais là pour développer le réseau routier ; dans un pays où la plus grande distance est inférieure à 500 km, le transport aérien n’existe que parce que les routes et les chemins de fer sont sous-développés. Rien n’y fit : la projection, c’était leurs chiffres et rien d’autre.

Dans un genre voisin, ils demandèrent à la Banque Asiatique de leur financer une autoroute entre Séoul et son port maritime Incheon. Les experts de la Banque en question vinrent sur place et objectèrent qu’une autoroute, loin de la saturation, existait déjà. Pas de problème : l’autoroute existante étant à péage, il suffirait de tarifer la nouvelle en-dessous pour rafler le trafic en totalité. Un français sema la consternation dans le débat en rappelant que la première autoroute avait été financée par la Banque Asiatique et que le crédit n’était pas encore remboursé.

Toujours dans le genre autoritaire, ils négligeaient de procéder à des appels d’offres internationaux pour les travaux financés par la BIRD (alors que c’est obligatoire). Une entreprise française ayant, dans un moment d’égarement, exprimé son intérêt pour les constructions d’ouvrages d’art en Corée, on nous demanda de lui faire savoir, poliment mais fermement, que jamais aucune entreprise étrangère n’avait construit ni ne construirait en Corée. Mais, diront les naïfs, l’absence de concurrence fait monter les prix ! Erreur : le gouvernement convoquait les entreprises et distribuait les cartes. Ensuite, les entreprises soumettaient leurs prix. Le gouvernement les réduisait de 20%, enlevait les marges pour imprévus et signait pour ce qui restait, pas un rond de plus. Certaines, rentrées la queue basse du Moyen Orient, capotèrent en cours de chantier. Les autres peignaient littéralement la route sur le terrain naturel, pour économiser les fondations.

Comment le développement vient aux hommes

Il leur restait, dans cet environnement ultra-dirigiste, une étonnante capacité d’adaptation. Il y a trente ans, Lucky fabriquait du dentifrice et Goldstar des ventilateurs. Ils se marièrent et firent beaucoup de micro-ordinateurs. Nous nous sommes tous fait prendre à ce piège : après avoir bien dîné dans un restaurant, nous voulions le faire connaître à nos amis. Las… une semaine plus tard, le restaurant flambant neuf était devenu un magasin de chaussures ou un garage.

L’adaptabilité, l’acceptation de n’importe quel effort pourvu que le résultat soit positif et rapide, ce sont probablement les clés du succès économique. Révisons.

Le premier pays riche fut certainement la Hollande, qui tenait la part du lion dans un commerce international minuscule mais à fortes marges bénéficiaires. Ensuite vint l’Angleterre, je devrais dire la Grande Bretagne car les écossais étaient les vrais maîtres de la technologie. Il y avait place dans le monde pour une seule usine et la GB était prête à prendre cette place. Les autres européens suivirent : Belgique, France, Allemagne, Italie du nord, etc. à mesure que les échanges produisaient de la demande solvable. Puis vint le Japon, qui ne se gêna pas pour embaucher des consultants anglais à prix d’or et les renvoyer chez eux après leur avoir pompé le cerveau.

Il ne faut pas l’oublier : le vrai miracle japonais date du dernier tiers du dix neuvième siècle, quand un pays même pas médiéval (l’usage des armes à feu était proscrit par les shogun Tokugawa depuis plus de deux siècles) est devenu industriel et performant



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Figure n°3 :


en trente ans : en 1905, il se permit d’écraser la flotte russe, une des plus puissantes d’Europe, à Tsushima. Après la deuxième guerre mondiale, le sud de la Corée était exclusivement agricole, et pas particulièrement performant ; il ne pouvait même pas nourrir le supplément de population qui quitta le paradis Stalinien du nord après la guerre. Le colonisateur japonais avait réquisitionné la main d’œuvre pendant près de cinquante ans, et l’avait emportée chez lui, d’où une industrie locale sous-développée.

Il y eut, pendant nos Trente Glorieuses, les Quatre Dragons : Hong Kong, Singapour, Taïwan et Corée. Ils se sont enrichis en nous vendant ce qu’ils avaient : de la main d’œuvre qualifiée et pas chère. Ils ont eu la bonne inspiration de réinvestir sur place les bénéfices. Les dragons suivants sont connus : Thaïlande et Malaisie. Pour la place de troisième dans ce second peloton, les Philippines ont candidaté mais échoué : c’est un pays latin, sans conteste celui où j’ai été le plus heureux, mais incurablement bordélique. L’Indonésie a aussi candidaté, avec beaucoup d’atouts ; Djakarta est une ville merveilleuse qui me rappelle Séoul il y a trente ans : quand on y retourne après un an d’absence, il faut racheter un plan de la ville. Les gratte-ciels de l’année précédente sont devenus des masures à côté de leurs nouveaux voisins. Mais l’Indonésie a des problèmes ethniques et politiques insurmontables : une grande partie de son territoire considère les Javanais comme des colonisateurs car Djakarta se les est appropriés au départ des hollandais, au mépris de toute histoire, comme l’Algérie s’est approprié le Sahara au départ des français.

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Pour se développer, un pays doit emprunter sans vergogne aux autres. Le Japon a ainsi emprunté les ingénieurs britanniques il y a cent trente ans, puis il les a remerciés. Dans les années 1950, Nissan a embauché un ingénieur américain et acheté les plans de la Morris Minor (anglaise) pour créer une automobile « japonaise » qui gagna le Tour d’Australie à sa première sortie. Dans les années 1970-80, les coréens ont d’abord interdit l’importation de logiciels étrangers, puis ils ont levé l’interdiction pour développer une industrie florissante du piratage . Ils ont embauché un bureau d’études français pour d’abord dessiner des routes, puis pour cornaquer des bureaux coréens dessinant des routes, puis pour s’associer à ces bureaux, puis pour être leur sous-traitant… maintenant, ils se passent totalement des français.

Il n’y a pas de production de richesse consommable sans association de capital et de travail. Une hache de pierre est un capital. Mais le capital n’est rien d’autre que du travail épargné (le travail de fabrication de la hache). Pour développer un pays, il faut donc travailler énormément.

On sait ce qu’il faut faire, mais peut-on reprocher à un peuple de trouver que le prix du développement est trop élevé ? L’autoroute de Séoul à Pusan est l’équivalent de Paris-Lyon. Elle a été construite en dix mois. Les paysans ont été réquisitionnés à la trique, sans salaire aucun, pour réaliser des terrassements qui les couperaient de leurs rizières. Vers Taegu, un monument rappelle que 112 ouvriers moururent sur le chantier. Eh oui, le développement est à ce prix. Les coréens qui ont accepté le prix et qui ont survécu recueillent maintenant les fruits de leurs efforts, satisfaction que les constructeurs de Notre Dame de Paris n’ont pas eue (même pas leurs petits-enfants !) Mais franchement, peut-on reprocher aux autres de préférer l’aide extérieure, ou le chantage à la bombe atomique (comme la Corée du nord) ?

Autrice

Pierre MORICHAU

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