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10 avril 2005

Evaluer les effets des 35 heures sur l’emploi

Poursuivant un mouvement plus que séculaire de baisse de la durée du travail, la baisse de la durée légale du travail à 35 heures a donné lieu à d’importants débats politiques. L’évaluation des effets sur l’emploi de cette mesure de politique d’emploi a d’emblée été au centre des débats puisque cette mesure a été présentée comme un moyen de réduction massive du chômage au même titre que l’avait été l’allègement des cotisations sociales au bénéfice des employeurs. D’un point de vue technique, l’exercice est cependant difficile, comme pour l’évaluation de nombre de politiques publiques. Dans ce contexte, cet exemple illustre les problèmes que pose l’évaluation, tant d’un point de vue méthodologique qu’en ce qui concerne son organisation et son instrumentalisation. L’essentiel des résultats présentés ici s’appuient sur les publications réalisées par la Dares, service statistique du ministère du travail, disponibles pour certaines d'entre elles sur www.travail.gouv.fr.

Une évaluation prévue par la loi

En juin 1998, la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail, dite « loi Aubry 1 », entre en application. Elle annonce la baisse de la durée légale de 39H à 35H au 1er janvier 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés, deux plus tard pour les petites entreprises. Dans son article 13, elle prévoit qu’ «au plus tard le 30 septembre 1999, et après concertation avec les partenaires sociaux, le Gouvernement présentera au Parlement un rapport établissant le bilan de l'application de la présente loi. ». L’exigence d’évaluation dans des délais relativement brefs résulte notamment du souhait de s’appuyer sur ce premier bilan pour définir le cadre définitif de la nouvelle durée légale. Celui-ci est fixé en janvier 2000 par la loi sur la réduction négociée du temps de travail, dite « loi Aubry 2 ». Dans son article 36, elle précise que « chaque année, le Gouvernement présente au Parlement un rapport sur la mise en oeuvre de l'allégement de cotisations prévu à l'article L. 241-13-1 du code de la sécurité sociale. Ce rapport porte notamment sur l'impact sur l'emploi de la réduction du temps de travail et de cet allégement. Il présente les enseignements et les orientations à tirer du bilan de la situation […] ». Evaluation, encore.

Les effets nets directs des 35 heures

Pour évaluer les effets nets directs sur l’emploi des 35 heures, les techniques d’appariement (cf. encadré) peuvent être mobilisées. Il faut pour cela considérer qu’il y a au moins deux traitements possibles puisque les entreprises qui réduisent leur durée du travail peuvent le faire, soit dans le cadre du dispositif incitatif mis en place par la loi « Aubry 1 », soit en dehors de ce dispositif, de façon anticipée avant 2000, ou dans le cadre de la loi « Aubry 2 ». Les contraintes pesant sur les entreprises, ainsi que le niveau des aides, ne sont alors pas les mêmes. Les modalités de réduction du temps de travail non plus, comme l’examen des accords de réduction du temps de travail et des enquêtes ad hoc l’ont montré.

Dans le dispositif incitatif « Aubry 1 », les entreprises reçoivent une aide forfaitaire pluriannuelle proportionnelle au nombre de salariés concernés, sous la double condition de créer au moins 6% d’emploi et de diminuer la durée effective du travail de 10,3%. Ce dispositif s’inscrit dans la lignée de celui mis en place par la loi Robien en 1996, qui imposait, lui, 10% de créations d’emploi (la loi « Aubry 1 » modifie cependant le contexte puisque l’abaissement de la durée légale est de toute façon annoncé dans un horizon proche).

En dehors du dispositif incitatif, les entreprises n’ont en revanche aucune obligation en terme de créations d’emploi, ni en terme de baisse de la durée effective du travail. En particulier, elles peuvent modifier le mode de décompte des heures travaillées pour atteindre les « 35 heures », par exemple en excluant du temps de travail des temps de pause ou d’habillage. La baisse effective est ainsi estimée à moins de 7% pour les entreprises passées à 35 heures avant 2000 sans aide incitatif. Par ailleurs, la loi « Aubry 2 », met en place à partir de 2000 un allègement de cotisations sociales supplémentaire, composé d’une partie forfaitaire, attribuée quelque soit le niveau de salaire, et d’une partie dégressive en fonction du niveau de salaire. Pour en bénéficier, l’entreprise doit signer un accord majoritaire de réduction du temps de travail pour passer à 35 heures (elle peut aussi appliquer directement un accord de branche négocié entre les partenaires sociaux au niveau national).
Outre cette obligation de négociation, elle doit respecter la « garantie mensuelle de rémunération » pour les smicards, ce qui revient à maintenir le salaire mensuel pour les salariés au Smic lors de la mise en œuvre des 35 heures. De fait, la plupart des entreprises anticipatrices l’avaient garanti. De plus, pour assurer une certaine modération salariale après la réduction du temps de travail, la revalorisation annuelle de la garantie n’est plus alignée sur celle du Smic, créant un système complexe où coexistent autant de salaires minimums que de générations d’entreprises passées à 35 heures.

La durée légale n’étant pas une durée impérative mais seulement la durée qui déclenche le mécanisme des heures supplémentaires, toute entreprise le souhaitant peut rester aux 39 heures, au moins pendant la période transitoire qui voit chaque année baisser progressivement de la 39e à la 36e heure le moment où commence le décompte des heures supplémentaires sur le contingent.

Les premiers travaux d’évaluation ont été réalisés à partir des de l’enquête trimestrielle Acemo. Rapidement mobilisable, elle a l’avantage de poser des questions sur trois dimensions importantes : l’emploi, les salaires et la durée collective habituelle (il s’agit cependant de la durée « affichée », la baisse observée de cette durée d’une enquête sur l’autre ne correspond pas à la baisse effective de la durée puisque le mode de décompte des heures peut changer).
En la rapprochant des remontées administratives sur les accords de réduction du temps de travail dans le cadre de la loi « Aubry 1 », puis des demandes d’allègements de cotisations sociales « Aubry 2 », il est alors possible d’isoler les entreprises passées à 35 heures dans les différents dispositifs et les entreprises restées à 39 heures.
On peut alors comparer l’évolution observée dans les entreprises « traitées » à celle observée dans les entreprises « non traitées », de caractéristiques comparables. Les 2 graphiques présentés ici mettent ainsi en évidence un important effet sur l’emploi pour le dispositif incitatif « Aubry 1 », ainsi que l’existence d’une modération salariale. En effet, trois composantes interviennent pour absorber la hausse du coût du travail induite par la baisse effective de la durée avec maintien des rémunérations mensuelles : les aides de l’Etat, la modération salariale et les gains de productivité liés notamment aux nombreuses réorganisations qui accompagnées la réduction du temps de travail.

Ces travaux estiment à plus de 7% le taux de création net d’emploi dans les entreprises qui ont bénéficié du dispositif incitatif, moitié moins pour les autres. Il s’agit là d’effets directs, estimés à fin 2001, qui ne prennent pas en compte les effets de bouclage macro économique, en particulier pour le financement des aides. Ce problème de bouclage est récurrent en matière d’évaluation des politiques publiques. On le retrouve aussi pour les effets des allègements de cotisations sociales. Selon que la mesure profite essentiellement à des non qualifiés rémunérés au niveau du Smic ou à l’ensemble de la pyramide des qualifications, les effets en retour ne sont évidemment pas les mêmes, tant sur la réductions du coût du chômage que dans les surplus de cotisations sociales perçues.

D’un point de vue méthodologique, ces résultats prennent en compte les biais de sélection sur caractéristiques observées, mais pour un nombre limité de caractéristiques du fait de la pauvreté de l’information contenue dans les enquêtes Acémo. Essentiellement le secteur d’activité et la taille de l’entreprise. Il est donc légitime de s’interroger sur la robustesse de ces résultats.
De fait, plusieurs travaux viennent les conforter. Le même exercice effectué sur les entreprises passées aux 35 heures dans le cadre de la loi Robien conduit à un résultat analogue à ceux obtenus en prenant en compte davantage de caractéristiques (Fiole, Passeron et Roger, « Premières évaluations quantitatives des réductions collectives du temps de travail », Document d’études de la DARES, n°35, janvier 2000. Fiole et Roger, « les effets sur l’emploi de la loi du 11 juin 1996 sur la réduction du temps de travail », Economie et Statistique, n°357-358, février 2003). En mobilisant une enquête auprès des entrepreneurs, Bunel arrive à des résultats convergents (« Enquête PASSAGES : Projets, Attitudes, Stratégies et Accords liés à la Généralisation des 35 heures : Guide méthodologique et analyses préliminaires », Document d’études DARES, n°57, juillet 2002. D’autres travaux qui mobilisent davantage de caractéristiques observables aboutissent aux mêmes conclusions montrant même qu’il n’y aurait pas de biais lié à l’hétérogénéité inobservée.

Peut-on croire les témoins ?

Les techniques d’appariement ne fonctionnent que si les individus « non traités » se comportent réellement comme s’il n’y avait pas de traitement. Dans le cas des allègements de cotisations sociales, par exemple, si le fait de donner davantage d’aides à certaines entreprises, celles qui sont intensives en main d’œuvre non qualifiée, fausse la concurrence au profit des entreprises qui touchent le plus d’aides, les autres entreprises, notamment celles qui n’ont pas d’aides perdent des parts de marché qu’elles n’auraient pas perdus sans le dispositif.
Dans le cas de la réduction du temps de travail, les craintes exprimées avant la mise en place de la loi étaient que les réorganisations, les aides et la modération salariale ne soient pas suffisantes pour compenser la hausse du coût du travail horaire. Sauf à changer son fusil d’épaule, il est sans doute raisonnable de penser que ces trois composantes ont au mieux été suffisantes pour absorber le choc sur le coût salarial.

Mais d’autres facteurs ont pu perturber l’évolution « naturelle » des entreprises restées à 39 heures : l’accélération de la hausse du smic et le renchérissement des heures supplémentaires.
De fait, la revalorisation du smic dépend de l’évolution du salaire horaire moyen observé. Or la baisse la réduction du temps de travail avec maintien de la rémunération mensuelle augmente mécaniquement le salaire horaire des entreprises passées à 35 heures, donc le salaire horaire moyen, donc le Smic pour les entreprises restées à 39 heures.
De même, la baisse de la durée légale s’est traduite à partir de 2000 par un abaissement progressif du seuil à partir duquel les heures supplémentaires sont décomptées et majorées, d’où là encore des surcoûts pour les entreprises restées à 39 heures.

Une première attitude est d’en rester au risque de faux témoignage des entreprises restées à 39 heures, donc, de ne rien conclure. L’effet net qui est observé au niveau micro économique s’interprète alors uniquement comme un surplus d’emploi créé dans les entreprises à 35 heures relativement aux autres mais pas comme un surplus d’emploi absolu.

Mais on peut aussi chercher à quantifier l’ampleur du risque de biais.

Concernant l’effet du Smic, il convient d’abord de remarquer que les revalorisations ne sont pas plus fortes que celles observées au milieu des années quatre-vingt-dix parce que le passage aux 35 heures a été suivi d’un arrêt aux importants coups de pouce donnés dans la période précédente.
Ensuite, des modèles à générations peuvent permettre d’estimer l’effet induit de la réduction du temps de travail. Celui-ci est a priori surtout marqué en juillet 2000, du fait des nombreux passages à 35 heures dans les 12 mois qui ont précédé.
Il faut ensuite prendre en compte l’effet de diffusion (on considère généralement qu’une hausse de 1% du Smic se traduit par une hausse de 0,10 à 0,15% sur le salaire moyen) et l’élasticité de l’emploi au coût de travail (0,6% sur le moyen terme).
Au total, l’effet sur l’emploi des entreprises à 39 heures serait très limité sur la période d’estimation (la plupart des travaux ne vont pas au-delà de 2001, le nombre d’entreprises encore à 39 heures est ensuite trop faible et ces entreprises sont sans doute trop spécifiques pour pouvoir servir de groupe de contrôle).

Concernant les heures supplémentaires, 2000 et 2001 sont des années de transition : les heures supplémentaires ne sont décomptées sur le contingent qu’à partir de la 38e heure en 2000 et la 37e heure en 2001, en 2000, la majoration des heures supplémentaires est réduite entre la 36e et la 39e heure à 10%, au lieu de 25% et, en l’absence d’accord, donc par défaut, cette majoration n’est pas payée par l’entreprise mais récupérée en repos, généralement lors de période de plus faible activité. Là encore, s’il y a des effets, il n’est pas déraisonnable de penser qu’ils sont réduits.
Dès lors que les témoins sont fiables, l’application des effets nets sur l’emploi estimés aux flux de salariés passés aux 35 heures dans les différents dispositifs conduit aux 300 000 emplois créés sur la période 1998-2001. Avec une double limite. D’une part, l’absence de prise en compte d’effets indirects, liés par exemple au financement des aides ou aux nouveaux comportements de consommation que le développement du temps libre a pu générer. D’autre part, ce résultat ne dit rien de la pérennité des emplois créés (en particulier les effets de la convergence des Smic ne sont pas pris en compte).

Comme toujours, il faut y croire

In fine, aucune méthode n’est totalement satisfaisante. Toutes supposent des hypothèses. Toutes peuvent donc être critiquées par ceux qui récusent les résultats trouvés. Sauf à rester dans l’exercice purement technique qui se refuse à parler du réel, on ne peut donc faire l’impasse sur des certitudes qui, forcément, ne sont pas totalement indépendantes de toute idéologie. De ce point de vue, les débats de la commission Novelli sur l’évaluation des effets des 35 heures sont particulièrement illustratifs, posant à leur manière la question de l’organisation de l’évaluation des politiques publiques, préoccupation reprise dans un récent rapport de la Cour des Comptes.

Autrice

Stéphane Jugnot (1998).

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